Suzanne Treister
2014-15

HFT The Gardener

Hillel Fischer Traumberg (né à Londres en 1982) est un trader de la City. Un jour, en regardant fixement les graphiques des transactions boursières à haute fréquence qui illuminent les murs de la salle des marchés, il entre dans un état quasi hallucinogène. Après plusieurs expériences de ce genre, il a l’idée d’expérimenter des substances psychoactives, qu’il réussit à se procurer en ligne auprès d’un fournisseur à Zurich.

L’influence des drogues, qu’il prend d’abord à petites doses, modifie peu à peu la manière dont il perçoit les algorithmes du trading haute fréquence, et il commence à s’assimiler à eux, comme s’il habitait le code. Il a l’impression de faire partie d’un tourbillon infini de données globales tandis que les algorithmes se transforment dans son esprit en un flux d’entités en Technicolor, qui traversent son corps et le déplacent dans le temps et l’espace holographique.

À ses moments perdus, Traumberg se lance dans des recherches sur l’ethnopharmacologie d’une centaine de plantes psychoactives connues et documentées à travers le monde, explorant leurs usages rituels historiques et leurs fonctions dans la guérison chamanique, la magie, la religion, le sexe, la divination, la protection, la médecine moderne et l’intensification des états de conscience.

Il s’intéresse à leur composition chimique et étudie pour chaque plante les éléments qui induisent des effets. Il dresse des listes des substances actives – les alcaloïdes – et se demande si l’insertion de leurs formules moléculaires dans les codes de ses algorithmes boursiers aurait un effet comparable à celui des drogues sur le cerveau humain, autrement dit, si elle améliorerait ou modifierait la performance des algorithmes.

Quand la Banque détecte la présence de ces algorithmes parasites, elle a tôt fait d’en identifier la source. Soupçonnant Traumberg de faire une dépression nerveuse liée au stress, elle le licencie. Disposant d’économies substantielles, Traumberg emménage alors dans un appartement en attique de l’autre côté de la ville, à Embassy Gardens, complexe récemment construit au sud de la Tamise – dans le style du Meatpacking District à New York –, autour de la nouvelle ambassade des États-Unis à Nine Elms.

De son appartement, Traumberg a une vue à 360 degrés sur l’ambassade des États-Unis, le nouveau marché aux fleurs de Covent Garden, l’immeuble aux vitres vertes du MI6 juste après St George Wharf, le Parlement et la City plus à l’est.

Le matin, Traumberg fait généralement une promenade dans son nouveau quartier. Au marché local de fleurs, il achète des plantes sensées avoir des propriétés psychoactives et réunit une collection qui remplit bientôt les étagères de son salon et sa terrasse sur le toit.

Un jour, en regardant la liste des noms botaniques de ses plantes, Traumberg décide de se lancer dans une expérience de gématrie. S’appuyant sur sa connaissance rudimentaire de l’hébreu, acquise à l’école, il essaie de traduire les noms botaniques de plantes psychoactives en hébreu phonétique pour en trouver l’équivalent numérique.

Il découvre par exemple que la mandragore (Mandragora officinarum) a une valeur gématrique de 970. En ajoutant le 9, le 7 et le 0, on obtient 16, et en additionnant le 1 et le 6, on obtient 7. Un numéro du Financial Times sur son bureau l’incite un jour à vérifier les équivalents numériques des plantes par rapport aux entreprises les mieux placées dans le classement du Financial Times Global 500.

Traumberg constate alors que les deux derniers chiffres pour la mandragore, 16 et 7, correspondent à PetroChina et à Wells Fargo, respectivement en 16e et en 7e place dans le classement.

Il établit alors un graphique gématrique de toutes les plantes, listant leurs noms botaniques à côté de leur équivalent dans la liste des entreprises mondiales. Il développe ensuite un algorithme qui permet de rechercher sur internet des images des groupes de plantes psychoactives correspondant à chaque entreprise.

Inspiré par les illustrations botaniques d’Ernst Haeckel, qu’il avait adorées dans son enfance, Traumberg reprogramme l’algorithme pour rassembler et transformer ces images en des œuvres de style et de format comparables.

Encouragé par ces résultats artistiques, il se souvient de vacances d’été passées à Venise en 2013, en compagnie de quelques amis banquiers. L’un d’eux, collectionneur passionné d’œuvres d’art, les avait entraînés dans une exposition qui se tenait dans un parc sur la lagune, où ils avaient vu, dans l’un des nombreux bâtiments, quantité de dessins aux couleurs étranges exécutés par des artistes autodidactes.

Il repense alors à une mission qu’il a effectuée quelques années auparavant chez UBS à Berne. La banque suisse les avait emmenés un après-midi dans un musée où ils avaient découvert les œuvres d’un prétendu fou. Traumberg vérifie sur internet le nom de cette personne : il s’agit d’Adolf Wölfli.

Obsédé par les formes et les structures des plantes et par toutes les informations qu’il a rassemblées les concernant, il commence pendant ses après-midis et sous l’influence de diverses drogues psychoactives à exécuter des séries de dessins.

Sous l’influence hypnotique de Wölfli, il se transforme en artiste marginal et développe une image fantasmatique de lui-même, se voyant en techno-chaman capable de transformer la spiritualité de l’univers et la nature hallucinogène du capital en de nouvelles formes d’art.

Un jour, un ami banquier – le collectionneur d’art du voyage à Venise – lui rend une visite amicale et découvre avec étonnement le nouvel appartement de Traumberg, rempli de plantes et de dessins étranges. Lors d’une visite ultérieure, il est accompagné d’un grand marchand d’art qui invite Traumberg à exposer dans sa galerie de Londres. L’artiste, qui se trouve alors dans un trip hallucinogène, accepte l’offre. Plus tard dans l’année, le marchand monte l’exposition, et toutes les œuvres sont vendues, essentiellement à des banquiers, à des oligarques et même à quelques grandes entreprises figurant dans les œuvres.

Traumberg n’est pas perturbé par la tournure que prennent les événements, son principal souci étant de découvrir si les réalités auxquelles il accède grâce aux plantes psychoactives sont des hallucinations aléatoires ou si, comme beaucoup l’ont suggéré, ces substances modifient le filtre du cerveau et ouvrent une porte à ce qui se trouve au-delà des perceptions quotidiennes de la réalité, nécessaires à notre survie. Un univers holographique peut-être ?

Traumberg passe ses journées à se demander si ses expériences sont réelles ou imaginaires, si elles sont issues de son inconscient ou d’une autre dimension. Il se pose des questions sur la nature de la conscience et se demande si elle existe en dehors du cerveau et du corps. La conscience peut-elle être le principe organisateur ultime de l’univers, que le cerveau se contenterait de refléter d’une manière limitée et déformée ? La conscience est-elle un algorithme géant ? Et où se situe l’univers dans cet algorithme ?

S’appuyant sur son expérience des algorithmes du trading haute fréquence, Traumberg décide de développer un nouvel algorithme pour tester ces idées.

Un cerveau pensant à un cerveau. Une conscience pensant à une conscience. Un algorithme essayant de restituer des informations concernant un autre algorithme. Un cerveau tentant de développer un algorithme sur un algorithme sur un univers dont il fait partie ou dont il est peut-être le tout, ou ni l’un ni l’autre ?

Traduit de l’anglais par Jean-François Allain pour :
Jardin infini : Une anthologie
Sous la direction d'Emanuele Quinz, Emma Lavigne & Hélène Meisel
Published by Centre Pompidou-Metz 2017
ISBN: 2359830503


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