Suzanne Treister
2013-2017

The Spaceships of Bordeaux / Les vaisseaux de Bordeaux

Bordeaux/Garonne Public Art Project

Three interdependent sculptures :
1. The Spaceship (Le vaisseau spatial)
2.
The Well/Jacques Ellul Library (Le puits/Bibliothèque Jacques Ellul)
3.
The Observatory/Science-Fiction Library (L'Observatoire/Bibliothèque de science-fiction)


Book publication

The Spaceships of Bordeaux / Les Vaisseaux De Bordeaux, Suzanne Treister, avec essai de Patrick Gyger
Silvana Editoriale, Milan, Italy 2017 English Edition: ISBN: 88-366-3579-2 ; French Edition: ISBN: 88-366-3574-1
Released June 2017

ESSAI DE PATRICK GYGER

LES VAISSEAUX DE BORDEAUX,
ÉSOTÉRISMES ÉCLAIRANTS



“The sciences, each straining in its own direction, have hitherto harmed us little; but
some day the piecing together of dissociated knowledge will open up such terrifying
vistas of reality, and of our frightful position therein, that we shall either go mad from the
revelation or flee from the deadly light into the peace and safety of a new dark age.”
H. P. Lovecraft, 1926

 

Il y a un monde derrière le monde.

H.P. Lovecraft l’avait bien compris, lui qui écrivait en 1926 que ce sont les sciences qui, si elles ont été jusqu’ici bien inoffensives, viendraient bientôt nous révéler notre place dans l’univers : une position terrifiante, dont la conscience serait à même de nous plonger dans la stupeur.

Ces sciences, qui sont donc encore occultes, semblent être au centre du propos de Suzanne Treister. À travers la figure de Rosalind Brodsky, dans le cadre du projet Hexen 2039, sont évoqués un vaste réseau conspirationniste, des voyageurs dans le temps et des systèmes destinés à contrôler les esprits. Le mélange de sorcellerie et de futurisme est revendiqué jusque dans le nom du projet.

La question des mystères qui nous entourent, des avancées technologiques qui permettent de s’en rapprocher et de leurs usages cachés,
est là encore le sujet principal des Vaisseaux de Bordeaux.

Rien d’étonnant dès lors dans un premier temps à ce que la carte de cette entreprise se déroule comme l’Arbre de Vie tel que représenté par les kabbalistes : ce schéma se veut traditionnellement le miroir du monde. C’est un tel miroir, référentiel et à clefs, qui nous est tendu ici.

L’exploration de notre monde proposée par l’artiste se fait par des processus de transformation, comme alchimiques. Des matériaux sont distillés, métamorphosés, des espaces sont commués, requalifiés. Le vaisseau spatial jaillissant du fleuve se présente comme émergence et sublimation des épaves de navires reposant dans les profondeurs et de la mémoire elle aussi enfouie
qui y est attachée.

Car les extra- ou infra-terrestres, comme les Vrils d’Edward Bulwer-Lytton, existent bien : dans les oeuvres de fiction. Qu’ils soient véritablement parmi nous en prenant notre forme, qu’ils soient venus nous rendre visite en soucoupe, qu’ils aient capturé des humains (ou des vaches) pour des expérimentations, est évidemment une toute autre affaire.

Treister peaufine la verisimilitude de son travail, parvenant à s’approprier des matières fictionnelles de façon plus que convaincante dans le but de jouer avec la suspension d’incrédulité du public. La façon dont les artistes créent ce lien privilégié avec le spectateur est par ailleurs l’une des bases de la science-fiction. Mais ce propos n’a jamais été autre chose que fictionnel. Malgré les apparences, nous sommes donc bien loin des véritables théories complotistes, ou de l’ufologie. Le concept de « What If » est utilisé de manière volontairement déroutante mais aussi ludique ; les scénarios imaginés restent toujours conjecturels. Essentielle également ici est la question de l’invasion, et de l’occupation potentielle. La découverte à laquelle invite directement la figure d’une machine volante prête à nous emmener vers les étoiles et au-delà, va de pair avec les comportements des explorateurs du passé : ils se sont faits conquérants. Tout territoire révélé est destiné à être soumis : la planète rouge par exemple chez Ray Bradbury, dans ses Chroniques Martiennes (1950), mais aussi notre propre Terre, cible de colons chez H.G. Wells (La Guerre des Mondes, 1898). Ces envahisseurs ne sont que le reflet des Européens et de leurs tendances impérialistes, et cette analogie remet non seulement en cause nos velléités expansionnistes, mais ouvre la voie à des auteurs comme Ursula K. Le Guin pour imaginer des héros loin des clichés du mâle blanc conquérant.

Bradbury, Wells et Le Guin figurent en bonne place dans le panthéon imaginé dans le Grand équatorial de l’Observatoire de Floirac. Là encore, alors que l’on peut pointer sa lunette vers les étoiles, c’est notre propre règne qui y est examiné, par les prismes diffractants de la
science-fiction.

La bibliothèque qui y est installée fonctionne comme un cabinet de curiosités du futur, et donne des pistes d’interprétation de notre environnement. Les ouvrages y célèbrent la matière littéraire comme étant au coeur de toute fiction, comme tout lecteur de l’Anglo-American Cyclopædia le sait bien. Dans l’esprit de romans sibyllins de la Renaissance, l’âge d’or de l’alchimie, tels l’Hypnerotomachia Poliphil, ils déploient une histoire parallèle et parfois cryptée pour évoquer l’ici et le maintenant.

La science-fiction représente souvent le futur, mais ne tente évidemment pas de prédire le monde tel qu’il serait dans les années ou les siècles à venir. Le lien qui s’est établi très tôt entre technologies et science-fiction a poussé les créateurs du genre à rechercher la plausibilité technique, ce qui a engendré l’idée erronée mais couramment répandue qu’ils cherchent à évoquer l’avenir pour mieux le concevoir, voire le conjurer. Mais contrairement à la futurologie, la science-fiction n’oublie là encore jamais qu’elle est fiction ; même si certaines oeuvres ont pu anticiper dans une mesure relative ce qui nous attendait (dans le domaine spatial par exemple), ce sont là avant tout des suppositions intelligentes de la part d’esprits particulièrement inventifs.

Non seulement il y a de nombreux domaines où la science-fiction a imaginé des lendemains sans avenirs (peuplés de voitures volantes, de nourriture en pilule et de doubles robotiques), elle n’a également pas anticipé certains éléments majeurs de notre monde d’aujourd’hui, comme l’omniprésence des ordinateurs ou des technologies de l’information.

C’est surtout au XXe siècle et, étrangement peut-être plus encore après la Seconde Guerre mondiale, avec les ravages liés aux développements scientifiques qui l’ont accompagnée, que le « Monde de Demain » devient omniprésent, faisant la couverture des magazines et la thématique de foires mondiales, en héraut d’un mythique An 2000. Il est inextricablement lié à l’innovation commerciale, servant à vendre aussi bien ratatine-ordures que chauffe-savates chers à Boris Vian.

De fait, les futurs évoqués sont bien souvent ceux qui doivent être évités. Dans l’observatoire, utopistes et contre-utopistes abondent :
Aldous Huxley, Anthony Burgess ou Doris Lessing. Dans cette bibliothèque des possibles, l’utopie n’est pas n’importe quel Eden ou Pays de Cocagne, mais une proposition de société fictionnelle qui serait meilleure que la nôtre sur certains points bien précis. C’est un projet politique, dans un environnement géré par les lois de la raison, que ce soit dans l’île isolée qui donne son nom au genre chez Thomas More ou dans une ville bien ordonnée, comme pourrait l’être une Bordeaux rêvée par certains : des constructions isolées, uniformes, propres à tenir à distance une nature difficile à contrôler – et que célèbrent au contraire les pavillons choisis par Treister. Elles tendent vers la
perfection et l’immuabilité, d’où le profond ennui qui s’en dégage.

Ces caractéristiques, ajoutées aux doutes quant aux progrès liés aux nouvelles technologies qui traversent l’oeuvre de Treister, mènent logiquement vers les dystopies : l’architecture subordonne des citoyens devenus des numéros, mettant l’obéissance avant l’identité. Dans
un monde tel que nous le connaissons aujourd’hui, fait de vérités alternatives et d’Histoire réécrite, la place laissée à ces contre-utopies rappelle en creux que certaines forces, comme l’amour (dans 1984 de George Orwell), ne peuvent être contrôlées, et parviennent parfois à faire naître la révolution.

Car au-delà de sa valeur de divertissement, la science-fiction telle que présentée ici oeuvre comme moyen de souligner le potentiel ou l’absurdité que nous portons en nous. Elle est utilisée, dans nombre de livres choisis par l’artiste, chez Samuel R. Delany ou Pierre Boulle, comme commentaire sur des questions d’identité ou de société, et porte en elle une puissante intention politique en filigrane : elle engendre ainsi mise en garde mais également inspiration.De fait, Treister revendique le fait de questionner le passé tout en invoquant un futur qui pourrait être lumineux. La place de la science et des techniques est centrale dans cette réflexion, d’où l’hommage à Jacques Ellul, lui qui n’a eu de cesse d’interroger l’extension incontrôlée de la technique, et qui estimait que la machine crée le monde. La collection de ses livres et de ceux d’autres commentateurs de la société technologique se pose en pendant non-fictionnel de l’observatoire.

Mais bien sûr, la science-fiction n’a pas la science en son centre – c’est peut-être une surprise pour ceux qui ne la connaissent pas bien, ce qui n’est clairement pas le cas de Treister. Le domaine s’intéresse avant tout à la découverte et au changement, y compris évidemment en lien avec les technologies, mais pas uniquement : la nouveauté se trouve également dans les expérimentations ou les nouveaux comportements sociaux, par exemple. Même chez les auteurs comme Arthur C. Clarke ou Stanislaw Lem, qui semblent se focaliser sur la technique, ce sont rapidement d’autres questions qui prennent le dessus : les interrogations métaphysiques accompagnent toujours les mutations en profondeur.

C’est notre réalité qui est ici en jeu, et la science-fiction aime à manier cette matière, allant jusqu’à rechercher la signification des notions de temps, d’espace ou d’être. D’une manière que ne renierait pas un Philip K. Dick, Suzanne Treister soulève des questions ontologiques, s’attaquant aux limites de nos perceptions et de notre raison.

L’implantation des « vaisseaux » sur les bords de la Garonne, leur mise en relation avec le musée d’art contemporain de Bordeaux et les statues de Montesquieu et de Montaigne, montre que l’artiste entame le quadrillage d’un territoire, pour mieux l’appréhender grâce à une représentation symbolique. Tout comme la marelle prend la forme d’une église et représente. le passage entre les sphères terrestre et céleste, et la rédemption promise par la religion, Suzanne Treister prépare les visiteurs à se lancer dans un parcours allant au-delà de ce qu’il donne à voir au premier regard. Elle poursuit ici, de manière ancrée dans son environnement, sa vaste cartographie des territoires potentiels, des avancées civilisationnelles en puissance.

L’artiste pose dès lors son projet comme une nouvelle herméneutique qui interprèterait notre monde en y mêlant des logiques anciennes, des savoirs cachés, tels des symboles subtils mais déformants de nos connaissances actuelles.

Elle fait recours à la science-fiction car, comme l’écrivait Pierre Versins, « c’est un univers plus grand que l’univers connu » et paraît donc indispensable pour embrasser la complexité et l’immensité des interrogations soulevées ici. Mais l’approche et le langage dont Treister use, comme dans d’autres de ses travaux, entremêle habilement emblèmes du passé et problématiques urgentes, reflétés ici dans ses nombreux dessins aux références hermétiques.

Elle tente par là de décrypter « l’inexploré, l’inattendu, la chose cachée et l’immuable qui se tapit derrière une mutabilité superficielle », et ouvre « le distant dans l’immédiat, l’éternel dans l’éphémère, le passé dans le présent, l’infini dans le fini » (H.P. Lovecraft, 1921).

Elle tisse des passages entre l’intime de ses aquarelles et le manifeste des livres sélectionnés, entre cosmologies personnelles et illusions communes. Ses diagrammes font se télescoper microcosme et macrocosme, systèmes de flux de la politique de l’eau et amas d’étoiles visibles depuis une bibliothèque : des astérismes inédits.

Au final, point de pierre philosophale littérale, mais, pour qui sait déchiffrer ces mondes déployés en couches et en strates, imbriqués les uns dans les autres, transmués par son regard, un grand oeuvre malgré tout : une révélation, celle de notre place dans un monde stupéfiant car nous en sommes les bâtisseurs.

« Pleasure to me is wonder – the unexplored, the unexpected, the thing that is hidden
and the changeless thing that lurks behind superficial mutability. To trace the remote
in the immediate; the eternal in the ephemeral; the past in the present; the infinite in
the finite; these are to me the springs of delight and beauty. »
H.P. Lovecraft, 1921


Patrick Gyger
(1971)
est un commissaire d’expositions et auteur suisse. Après une formation d’historien spécialisé dans la justice et la sorcellerie médiévales, il devient directeur de la Maison d’Ailleurs (Yverdon-les-Bains, Suisse) musée de la science-fiction, de 1999 à 2010. Il y monte plus de trente expositions et ouvre l’Espace Jules Verne, une extension dédiée aux Voyages Extraordinaires. En parallèle, il est directeur artistique du festival Utopiales (Nantes, 2001 à 2005).
Depuis janvier 2011, il est directeur du lieu unique, scène nationale de Nantes (France). Son projet y est placé sous le signe de l’utopie et des pratiques indisciplinaires, privilégiant le débat d’idées, les croisements d’esthétiques, les cultures populaires ou émergentes, la rencontre entre les arts et les sciences.
Il y lance les festivals Un Week-end singulier (pratiques hors normes et art brut), les Géopolitiques de Nantes (avec Pascal Boniface), Atlantide (festival de littérature, avec Alberto Manguel) et Variations (musiques pour piano et claviers).
Depuis 2015, Patrick Gyger est commissaire invité par le Barbican Centre à Londres pour l’exposition Into the Unknown, destinée à l’itinérance internationale.

 

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