Suzanne
Treister
2013-2017
Les vaisseaux de Bordeaux
Bordeaux/Garonne Public Art Project
La commande artistique Garonne
Bordeaux Métropole / Mission commande artistique
Proposition
:
Trois
sculptures interdépendantes :
1. Le vaisseau spatial
2.
Le puits/Bibliothèque Jacques Ellul
3. L'observatoire/Bibliothèque de science-fiction
Et
publication d'un livre
Le projet
Avant
d'être invitée par Bordeaux Metropole,
je n'étais venue qu'une seule fois à Bordeaux, en 2009, pour participer
à l'exposition "Insiders - pratiques, usages, savoir-faire" au CAPC
Musée d'art contemporain. Au cours de mon séjour, je m'étais rendue aux
Bassins à flot et à la Base sous-marine, construite pendant
l'occupation allemande par des milliers de prisonniers de guerre dont
beaucoup de Républicains exiles espagnols, et cette visite m'avait
profondément marquée.
Lors
de mes récents séjours à Bordeaux sur invitation
de Bordeaux Metropole, nous avons assisté à de nombreuses conférences
et avons visité de nombreux lieux.
Quelques exemples de programmes (images) : 1. Présentation du « Projet métropolitain » de Bordeaux Métropole 2. Croisière sur la Garonne (Bordeaux / Bec d’Ambès / Bègles / Villenave-d’Ornon) 3. Excursion sur les bords de la Garonne 4. Conférence sur l’histoire de la Garonne par Didier Coquillas, docteur en histoire et médiateur scientifique 5. Visite du musée d’Aquitaine 6. Visite du centre de télé-contrôle RAMSES (Régulation de l’Assainissement par Mesures et Supervision des Équipements et Stations) 7. Visite du bassin de retenue La Grenouillère 8. Visite du centre de télé-contrôle AUSONE (Automatisation des Unités de Surveillance et d’Optimisation des Nappes et de l’Eau) et du réservoir Paulin 9. Visite de la base sous-marine allemande et des Bassins à flot 10. Rencontre avec les services de Bordeaux Métropole sur le thème de la prévention du risque inondation 11. Visite de la forteresse du Nord Médoc commentée par Dominique Lormier, historien et écrivain 12. Visite de Port Lagrange (ville de Parempuyre / territoire de Bordeaux Métropole)
Suite à ces conférences et visites, je me suis rendu compte que la ville de Bordeaux est de plus en plus tributaire des technologies (s’agissant aussi bien des technologies de pointe que d’autres plus anciennes) pour survivre et pour éviter que la ville ne soit entièrement submergée, et que cette menace
historique ne cesse d’augmenter, concomitamment à la hausse du niveau de l’eau liée aux changements climatiques.
Le Vaisseau Spatial
Pendant la croisière sur la Garonne, j’ai été frappée non seulement d’apprendre que de nombreux bateaux datant de la Seconde Guerre mondiale se trouvent toujours au fond du fleuve, mais aussi de voir ces mêmes épaves émerger des eaux.
Après la visite du bunker allemand près de Soulac, j’ai ressenti à nouveau combien les événements de la Seconde Guerre mondiale étaient encore très présents dans la psychologie de la ville, comme si les souvenirs flottaient juste en dessous de la surface de l’eau, tout comme ces navires de guerre, prêts à réémerger.
Tout ceci a également un rapport avec l’histoire de ma propre famille : mon père, qui avait fait Sciences Po à Paris dans les années 30, s’engagea pour la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, à la fois dans les zones occupées et non occupées. Je suis passionnée par l’histoire de l’Occupation, par les réminiscences de crimes aussi bien du côté des occupants que des occupés.
Il m’est venu à l’esprit d’extraire un de ces bâtiments de guerre de la Garonne et d’en faire autre chose, comme par un processus alchimique : la transformation d’un objet en un autre, l’incarnation d’un processus physique de changement dans la ville. J’ai donc eu l’idée d’en faire un vaisseau spatial.
De nombreuses décennies après la défaite allemande, j’ai visualisé la transformation d’un de ces navires de guerre, en un vaisseau spatial lumineux inspiré mais éloigné du modèle du bâtiment de guerre, qui soulèverait l’Histoire pour la transposer dans l’époque actuelle et la diriger vers un avenir hypothétique, à la fois comme un rappel de la guerre et du conflit et comme un encouragement à envisager un avenir différent, pouvant être
appréhendé et interprété.
Les navettes spatiales – qu’elles soient réelles, comme dans le cas de la course à l’espace à laquelle se sont livrés les États-Unis et l’Union Soviétique, ou le fruit de l’imagination dans la science-fiction – incarnent le fantasme des percées technologiques, dont le potentiel peut être exploité aussi bien en temps de paix qu’au profit de la guerre et de la destruction. Ce concept est inévitablement intégré à la sculpture pour nous rappeler les conséquences à la fois positives et potentiellement désastreuses des progrès de la science et de la technologie.
Le vaisseau spatial comme objet technologique imaginaire de science-fiction manifestant les fantasmes de la technologie et lié, en s’adaptant à celle-ci, aux efforts technologiques déployés pour sauver Bordeaux des eaux, peut également refléter l’euphorie et les perspectives d’évolution, de vitesse et d’espace, l’espace de l’univers, le cosmos. Et inciter à la réflexion à plus grande échelle, au-delà de la vie quotidienne. Il peut également s’agir d’une image séduisante pour les adolescents qui réfléchissent à ce que pourront être leurs objectifs à venir.
Le
Puits
Dans le cadre d’une de mes oeuvres, HEXEN 2.0 (2009-2011)1, qui présentait différents récits et positions idéologiques concernant les avantages et les inconvénients de l’essor des sociétés technologiques, j’ai découvert les travaux de Jacques Ellul, dont j’admire les idées, notamment celles sur la technologie
qu’il a évoquées dans La Technique ou l’Enjeu du siècle (1954). « La Technique ou l’Enjeu du siècle est l’un des ouvrages les plus importants de la seconde moitié du xxe siècle. Jacques Ellul y démontre de façon convaincante que la technologie, que nous continuons à conceptualiser comme étant le serviteur de l’Homme, renversera tout ce qui fait obstacle à la logique interne de son développement, y compris l’Humanité elle-même, sauf si nous prenons
les mesures nécessaires pour extraire la société humaine de l’environnement que la 'technique' est en train de créer pour satisfaire ses propres besoins » [extrait du résumé de la traduction anglaise].
Alors que nous roulions vers la Base sous-marine avec Marion Danthez de Bordeaux Métropole, j’ai cité Jacques Ellul en rapport avec un autre sujet. Elle m’a alors révélé que le fils de Jacques Ellul avait été son professeur d’Histoire à l’école, que Jacques Ellul était luimême originaire de Bordeaux, où il avait enseigné
à l’université. J’étais à la fois sidérée et enthousiaste car je ne savais pas qu’il était bordelais, et j’étais impatiente d’en apprendre davantage au cours de mes prochains séjours ; peut-être existait-il des archives personnelles ou une bibliothèque rassemblant ses oeuvres où je pourrais me rendre ?
De retour à Londres, j’ai appris au fil de mes lectures que Jacques Ellul chérissait sa ville et qu’il avait fait partie de la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. J’ai été frappée par l’ironie de la situation : la ville qu’il aimait tant aurait cessé d’exister sans les technologies complexes qui lui posaient problème d’un point de vue idéologique. Bien entendu, on rencontre souvent ces contradictions inhérentes à tout homme, et j’en ai décelé un grand nombre dans les idées des penseurs que j’ai intégrées à HEXEN 2.0. J’ai essayé de trouver des moyens de résoudre certaines d’entre elles dans mon esprit, tout particulièrement celles que l’on retrouve dans les idées des anarcho-primitivistes, ou tout au moins des manières de présenter les données de sorte que le public puisse débattre des enjeux liés à la façon de considérer les avenirs possibles et l’avenir des technologies ainsi que leur utilisation dans un contexte social et politique.
J’ai réfléchi à un moyen de présenter plus ouvertement les idées de Jacques Ellul dans la ville, de provoquer une confrontation entre ces questions conflictuelles sur la technologie qui m’avaient préoccupée. J’ai eu l’idée de faire construire un pavillon dans le centre de Bordeaux, sur les quais, renfermant une bibliothèque consacrée à ses travaux.
Le style architectural du pavillon serait en harmonie avec l’architecture historique de Bordeaux, et j’ai pensé que le Belvédère du Petit Trianon, situé dans le parc du Château de Versailles, ferait un modèle idéal2. Le pavillon Ellul serait comme un camouflage, un reflet du style historique de Bordeaux, conçu à partir de matériaux contemporains.
Au centre de ce pavillon, j’ai imaginé un puits qui communiquerait avec les eaux de la Garonne, ces eaux qui, sans l’aide de la technologie, remonteraient pour jaillir en une fontaine à l’intérieur du pavillon et détruire les livres, représentant ainsi la tension physique des idées. Tel un volcan endormi, pour déclencher une réaction de la part du public, tout en encourageant les passants à lire l’un des plus grands penseurs bordelais. C’est ainsi qu’est née l’idée du Puits/Bibliothèque Jacques Ellul. Le puits contiendra de nombreux ouvrages du penseur ainsi que des textes de référence d’auteurs aux préoccupations critiques sur la technologie et la civilisation, notamment Martin Heidegger, Walter Benjamin, Theodor Adorno et Max Horkheimer, Lewis Mumford, Joseph Weizenbaum, Ivan Illich, Guy Debord, Neil Postman, Langdon Winner, Fredy Perlman, John Zerzan, David Watson, Hakim Bey, Bob Black, Derrick Jensen et Lawrence Jarach. La procédure pour emprunter ces livres à la bibliothèque universitaire ou ailleurs sera expliquée.
Les livres seront exposés dans huit vitrines : quatre à l’intérieur et quatre à l’extérieur. L’une d’entre elles sera réservée aux ouvrages exposés temporairement. Cette vitrine sera organisée en collaboration avec Patrick Chastenet, professeur de science politique au Centre Montesquieu de recherches politiques, Université Montesquieu-Bordeaux IV et président de l’Association Internationale Jacques Ellul (AIJE). Elle contiendra des réimpressions et de nouvelles traductions des oeuvres de Jacques Ellul dans d’autres langues ainsi que de nouvelles publications s’y rapportant, par des auteurs du monde entier. La prise en charge du processus et de la préservation de cette section vivante de la bibliothèque sera transmise indéfiniment de génération en génération, sous l’égide de l’Université de Bordeaux. Ainsi, les écrivains, philosophes et théoriciens qui traitent desquestions de technologie et de société qui
leur seront contemporaines pourront, disons dans les 100 à 500 ans à venir dans la mesure où la société du moment le permettra, voir leurs oeuvres exposées dans le pavillon peut-être dans une forme autre qu’un livre ; il se peut aussi que ce format survive. Dans le cas contraire, Le puits/Bibliothèque Jacques Ellul deviendra aussi un monument dédié à une technologie disparue.
Le puits/Bibliothèque Jacques Ellul, espace ouvert accessible au public, pourra également accueillir des manifestations organisées entre autres par Patrick Chastenet. L’extérieur du Puits comportera un texte informatif, qui comprendra une courte biographie de Jacques Ellul et fera également mention des autres auteurs, donnera des renseignements sur le puits et sur le projet global de la Commande Garonne dont il fait partie, et enfin renverra à deux autres composantes de mon projet : Le vaisseau spatial et L’observatoire/Bibliothèque de science-fiction, et au présent ouvrage qui les accompagne, Les vaisseaux
de Bordeaux. Celui-ci pourra notamment être consulté ou acheté au CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux, situé à proximité. L’emplacement envisagé pour Le puits/Bibliothèque Jacques Ellul se situe au Parc aux Angéliques à Bordeaux. Sur la rive opposée de la Garonne, place des Quinconces, se trouvent déjà les statues de deux grands écrivains, hommes d’état et penseurs, Montaigne et Montesquieu. L’ajout à proximité d’un pavillon consacré aux idées de Jacques Ellul constituerait un triangle parfait, et grâce à la remise à jour perpétuelle de la bibliothèque Ellul par l’Université de Bordeaux, pourrait être un vecteur de diffusion des idées contemporaines en matière de politique et de société pour l’avenir.
L'Observatoire
Afin de représenter et d’explorer de plus près les autres idées intégrées au Vaisseau spatial, liées à la science-fiction, à l’espace, à l’univers, aux théories des technologies du futur, aux dystopies et utopies, ainsi que les débats, actuels ou historiques, sur l’essor des sociétés technologiques représentées dans Le puits/Bibliothèque Jacques Ellul et les narrations d’avenirs possibles, pour la troisième partie de cette oeuvre, j’ai eu l’idée de créer un triangle physique, un triptyque, à travers la ville et de part et d’autre du fleuve, pour concrétiser ces réflexions et ces débats. Il s’agit d’un second pavillon, situé plus haut dans la ville, du côté opposé de la Garonne par rapport au Vaisseau spatial, qui abriterait une bibliothèque de science-fiction. On y trouverait les ouvrages aussi bien actuels qu’historiques de divers auteurs de science-fiction, dont certains seraient également des penseurs politiques. La solution idéale à mon avis serait d’installer un télescope au centre du pavillon, de manière à ce que le public puisse observer physiquement l’espace tout en lisant des livres. C’est l’idée de L’observatoire/ Bibliothèque de science-fiction. Plutôt que de mettre sur pied un nouveau pavillon, la proposition est de se servir d’un observatoire déjà existant, le Grand Équatorial de l’Observatoire de Floirac.
L’observatoire/Bibliothèque de science-fiction, contiendra des oeuvres de Mary Shelley, Edward Bulwer-Lytton, Jules Verne, Jerome K. Jerome, H.G. Wells, Jack London, Yevgeny Ivanovich Zamyatin, Aldous Huxley, George Orwell, John Wyndham, Clifford D. Simak, Ayn Rand, Robert A. Heinlein, A.E. van Vogt, Pierre Boulle, Anthony Burgess, Arthur C. Clarke, Stephen Baxter, Doris Lessing, Isaac Asimov, Frank Herbert, Ray Bradbury, Stanislaw Lem, Kurt Vonnegut, Philip K. Dick, Philippe Curval, Ursula le Guin, Joanna Russ, Larry Niven, Margaret Atwood, Samuel R. Delany, William Gibson, Bruce Sterling, Neal Stephenson, Ann Leckie, David Mitchell, Ada Palmer et Malka Older.
Sur les murs ou à côté de chacune des trois oeuvres, des panneaux d’information renseigneront le public sur les trois composantes du projet et citeront le présent document. Cet ouvrage, Les vaisseaux de Bordeaux, vise à montrer les connexions parmi les différents documents du contexte contemporain et historique dans lequel ces trois sculptures publiques se situent. Il contient des dessins, des schémas, des aquarelles et des travaux numériques qui éclairent les espaces et les rapports entre les idées et le contenu des dix cercles formant le Project Diagram/Schéma du projet, qui sont : L’histoire de Bordeaux et de la Garonne ; La technique de la Garonne ; La base sous-marine de la Seconde Guerre mondiale ; Jacques Ellul – philosophe, professeur de droit, sociologue et anarchiste chrétien bordelais (1912-1994) ; Fantasmes sur la technologie, la société et l’avenir ; Vaisseaux ; Le puits/Bibliothèque Jacques Ellul ; L’observatoire/Bibliothèque de science-fiction ; L’avenir de la technologie; L’avenir de Bordeaux et de la Garonne.
Book
Le titre du projet, Les vaisseaux de Bordeaux, permet d’envisager les trois oeuvres comme des entités qui sont descendues jusqu’à Bordeaux pour soulever la question de leur fonction et des enjeux complexes liés à la technologie et à la société, qui sont intégrés à l’ensemble des oeuvres et dans le rapport entre chacune d’entre elles.
1. HEXEN 2.0 (Suzanne Treister, 2009-2011) étudie l’historique des recherches scientifiques sous-tendant les programmes gouvernementaux de contrôle de masse en examinant le parcours parallèle des mouvements non-conformistes et citoyens. HEXEN 2.0 retrace, dans le cadre de l’après Seconde Guerre mondiale, les impératifs gouvernementaux et militaires des États-Unis, la réunion des sciences scientifiques et sociales à travers le développement de la cybernétique, l’histoire d’Internet, la progression du web 2.0 et la quantité croissante de renseignements recueillis, ainsi que les conséquences sur l’avenir des nouveaux systèmes de manipulation sociétale orientés vers une société de contrôle. HEXEN 2.0 se penche tout particulièrement sur les participants aux conférences Macy (1946-1953), dont l’objectif premier était de poser les bases d’une science générale du fonctionnement de l’esprit humain. Le projet examine simultanément différentes réponses philosophiques, littéraires et politiques aux avancées technologiques, notamment les revendications de l’anarcho-primitivisme et du post-gauchisme, de Theodore Kaczynski, surnommé « Unabomber », du technogaianisme et du transhumanisme ; il retrace également les idées de précurseurs tels que Thoreau, Warren, Heidegger et Adorno concernant les visions d’avenirs utopiques et dystopiques dans la littérature et le cinéma de science-fiction. Basé sur des évènements, des personnes et des récits réels ainsi que sur des projections scientifiques de l’avenir,
et constitué de schémas alchimiques, d’un jeu de tarot, d’oeuvres photo-textuelles, de dessins au crayon, d’une vidéo et d’un site Internet, HEXEN 2.0 offre un espace où l’on peut utiliser les oeuvres comme un outil afin d’envisager des alternatives possibles pour l’avenir.
http://www.suzannetreister.net/HEXEN2/HEXEN_2.html
2. « Le Petit Trianon et son parc sont indissociablement liés au souvenir de la reine Marie-Antoinette. Elle est la seule reine qui ait imposé son goût personnel
à Versailles. Bafouant la vieille cour et ses traditions, elle tient à vivre comme elle l’entend. Dans le domaine de Trianon, que Louis XVI lui a offert en 1774,
elle trouve le havre d’intimité qui lui permet d’échapper à l’Étiquette. Nul ne peut y pénétrer sans son invitation. Le rétablissement de la clôture qui reprend
en majeure partie les dispositifs anciens – murs d’enceinte, portails, grilles et saut-de loup – vous permet de retrouver aujourd’hui le domaine du Petit Trianon dans toute sa cohérence en tant que lieu réservé et préservé, centré sur son château. Ce dispositif traduit l’éclectisme et le raffinement de Marie-Antoinette doublés d’un art de vivre lié à une liberté de pensée et inspiré par les théories des Lumières. »
http://chateauversailles.fr/domaine-marie-antoinette |