Suzanne Treister
2013-18

Bordeaux/Garonne Public Art Project : Les vaisseaux de Bordeaux/The Spaceships of Bordeaux


Exhibition at CAPC musée d'art contemporain de Bordeaux

Le Voyage à Bordeaux de Suzanne Treister – Histoires parallèles et récits excentriques

CAPC musée d'art contemporain de Bordeaux
30 May - 1 July 2018
Commissaire/Curated by: Éric Troussicot


Bordeaux Métropole développe un important programme de commandes d’œuvres d’art contemporain. Lancé en 2002 avec la construction du tramway et inscrit dans le cadre de la procédure de commande publique du Ministère de la Culture, il se décline aujourd’hui dans la commande artistique Garonne. Celle-ci prend le fleuve pour élément fédérateur et s’inscrit dans les débats relatifs à l’urbanisme, à l’écologie, à la gestion des eaux, la requalification et la dynamisation des espaces publics, au développement de l’économie et de la recherche, qui participent des transformations en cours à l’échelle d’un vaste territoire.

C’est dans ce contexte qu’en 2013, Bordeaux Métropole a invité Suzanne Treister à travailler sur son territoire. Le projet créé par l’artiste consiste en un triptyque – intitulé Les vaisseaux de Bordeaux – composé de trois œuvres monumentales interdépendantes implantées dans trois zones du territoire métropolitain proposant une réflexion ambitieuse sur l'usage des technologies liées à la ville et à son histoire.
Première œuvre réalisée, L'observatoire/Bibliothèque de science-fiction a été installée à Floirac en juillet 2017. Le vaisseau spatial a été inauguré le 7 juin 2018 aux Bassins à flot de Bordeaux. Le dernier élément parachevant l’ensemble est Le puits/Bibliothèque Jacques Ellul, dont la réalisation est prévue en 2019. Ces trois éléments permettront une articulation inédite entre les deux rives de la Garonne.

L'exposition Le voyage à Bordeaux de Suzanne Treister – Histoires parallèles et récits excentriques présentée au CAPC musée d'art contemporain de Bordeaux, du 30 mai au 1er juillet 2018 s'inscrit dans la continuité de la commande artistique faite à l'artiste britannique.

The exhibition is arranged in the rooms of the library in 5 sections accompanied by 5 tales (récits) written by Éric Troussicot

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RÉCIT 1
— L’arrivée d’Alexander Von Humboldt dans le port de Bordeaux, le 03 août 1804

Voyages extraordinaires, expédition, découverte scientifique, exploration de territoires inconnus / sciences et littérature / Bordeaux sous la Révolution / Port de Bordeaux au début du XIXe siècle / esprit des Lumières / romantisme... le séjour d’Hölderlin à Bordeaux

... ce qui reste est œuvre des poètes1

Impatient de débarquer, tenu en alerte par chaque changement d’horizon, croyant à chaque fois apercevoir ce qui justifie une ville, il ne cesse d’arpenter le pont de la frégate. L’estuaire, certes se rétrécit progressivement, mais jamais ne semble s’interrompre sur une forêt de mâts. Il se poste enfin à la rambarde et décide alors de reproduire son artifice habituel, celui qui lui permet graduellement de trouver le sommeil en fixant délibérément un support immobile pour construire un raisonnement. Non pas une analyse objective sur la base d’observation recoupée, mais plus exactement l’inverse celle qui tente d’élucider un phénomène d’ordre métaphysique, un questionnement tendu qui n’attend pas une réponse tranchée, mais une conviction. Ces yeux fixent alors les eaux sédimentaires : denses, troubles et crémeuses. Cette effervescence sourde mais sans bulle est, se dit-il, caractéristique d’une confrontation invisible et quotidienne entre les eaux salées et les eaux saumâtres du bassin versant, les particules d’argile sont maintenues constamment en suspension, dans un fleuve impassible mais toujours en mouvement.

Il se souvint de la couleur épaisse de l’eau de l’Orénoque, le sel en moins. Un fleuve au courant puissant, qui comme ici pouvait disposer d’une largeur de près de quatre mille mètres par endroits. Il se souvient avoir goûté l’eau du fleuve et des rivières pour les comparer. Contrairement à l’affleurement du courant permis par la navigation en pirogue, il ne pouvait ici se pencher librement depuis le parapet. Celle de l’Orénoque était très particulière, extrêmement mauvaise. Il l’imaginait ici très argileuse comme les eaux, bus après décantation dans une jarre. Lui vint cette impression de pouvoir ainsi sentir et goûter la terre mouillée par la pluie.

Il se souvint avoir vu les femmes de certaines peuplades qui vivent sur le rivage du Rio Apure mastiquer de l’argile pour favoriser la fertilité et renforcer la maternité. Une pratique exclusivement féminine qu’il rapproche soudain instinctivement de celles des femmes esclaves sur l’île de Cuba, qui ingèrent en réunion du kaolin moulu pour témoigner de leur résistance à l’égard du contrôle des hommes sur leur fécondité. Se mettre de la terre en bouche s’associe logiquement, conclut-il, à la nostalgie du pays d’origine et à la volonté de reconstruire une appartenance identitaire.

Alors que le relief sur la rive à bâbord commençait à s’élever, il se souvient des cataractes de l’Orénoque à la fin du jour, cette masse immense de brume et de vapeur mêlées, éclairée par les rayons du soleil couchant. La surface sombre du fleuve qui reflétait comme un miroir les plantes fleuries des berges et, la nuit, les étoiles du ciel austral. Ce qui parle à notre âme, échappe à nos mesures. Il lui apparaissait clairement que la nature n’était pas seulement un mécanisme, mais un univers merveilleux plein de mystère. L’infinité de l’espace se reflète en nous-mêmes. La nature doit s’éprouver à travers le sentiment et l’interprétation sensible. Décrire le monde exclusivement à travers la classification de la faune, de la flore et des minéraux ne mènera à rien. Le réel but du voyage est finalement de découvrir comment toutes les forces de la nature s’enchaînent et s’entrecroisent, c’est-à-dire de quelle manière la nature, organique et inorganique entre en interaction. Il faut seconder l’observation scientifique d’une épaisseur de sensations et pour cela puiser à l’intérieur de soi.
Les souvenirs et les émotions forment une part non négligeable de l’expérience humaine et de la compréhension de l’univers. L’imagination est un baume miraculeux aux propriétés salvatrices. Elle permet d’établir des analogies inattendues, de rapprocher des observations tenues éparses. Elle excite notre curiosité. Elle subvertit l’extérieur, l’objectivité du dehors par l’intériorité qui nous est propre, notre subjectivité. L’un et l’autre ne sont plus aujourd’hui sécable pour envisager le cosmos. La force vitale qui nous relie à la nature est organique ; un organisme dans lequel les parties ne fonctionnent qu’en relation les unes avec les autres. Je suis moi-même partie prenante donc identique à la nature. Nature et imagination sont indissociables.

Alors qu’il aperçoit les falaises de Bourg, il pense à l’erreur de ces géologues qui construisent le globe entier d’après le modèle des collines qui les entourent de plus près. Les scientifiques doivent quitter leur laboratoire. Le monde aime voir, il faut donc savoir susciter l’imagination de celui qui vous écoute, ou vous lit.

Le fleuve se dédouble. Sa moitié affluente passe derrière une langue terreuse très effilée. À cet instant de confluence, il ne peut se départir d’un sentiment d’inquiétude. C’est peut-être cet autre chenal, dont il s’éloigne incessamment, qu’il aurait dû suivre. Là peut-être s’ouvre à nouveau les fleuves qu’il a dû quitter et qu’il a certainement perdus pour toujours. Alors que leurs présences semblent se manifester à travers de multiples signes, ils s’éloignent et se dérobent derrière un voile arboré. Il sent les chemins empruntés, les frontières traversées qui s’effilochent dans les remous du sillage du navire. Présence d’un lieu vrai, d’une haute vérité, prolongation parallèle de lui-même, dans lequel il pourra certes se transporter par la force motrice de son imagination et de toutes ses sensations collectées, mais à jamais clos spatialement, physiquement.

Maintenant que la solitude ensoleillée de l’océan laissait place à la joie terne de l’activité humaine ; maintenant que les flots doucement transfigurés par l’approche de la présence des demeures humaines peuplaient le fleuve de quelques embarcations ; maintenant que les barques de pêche aux voiles brunes décolorées, venaient de quitter, pour entériner leur expédition nocturne, les frêles appontements juchés au-dessus de la vase, darses de hameaux disparates le long des rives limoneuses ; alors que le port, comme l’annonçaient les occurrences resserrées des villégiatures des bords d’eaux, n’avait jamais été aussi proche : il pensait à la lumière et à la terre.

Plus grande que la terre est la lumière, plus grande que l’homme est la terre, et jamais l’homme ne pourra subsister, tant qu’il ne regagnera pas la lumière de son domicile. Jamais le rapprochement entre la terre et la lumière n’est plus familièrement proche de la terre que dans la plénitude de midi à mi-chemin des deux frontières nocturnes. Cette sensation il l’avait également ressentie au milieu de son séjour en Amérique. Son voyage lui avait apporté un point de vue original : la nature appelle à s’élever à des idées générales sur la cause des phénomènes et sur leur enchaînement mutuel.

Il se souvient de la méthode de son ancien professeur Johann Friedrich Blumenbach et sa théorie des forces vitales – qui pensait que toute substance vivante était un organisme constitué de forces interdépendantes. Il comprend que la clef est là : pour aller plus loin il ne faut pas s’arrêter exclusivement aux organismes, comme Blumenbach, mais déchiffrer les multiples relations entre les plantes, le climat et la géographie. Ce sera avec évidence le sujet de son prochain ouvrage : premier rapport de son voyage aux régions équinoxiales. Il faudra pour ce faire, regrouper les plantes selon les régions et les altitudes au lieu de s’en tenir aux unités taxonomiques, compiler tous les recensements accumulés sous la forme de tableaux, classer puis comparer ces énumérations, les projeter selon les régions du globe où elles ont été observées. Elles feront ainsi apparaître par l’intermédiaire de bandes longilignes des zones de végétation.

Après tout depuis la création : les cultures, les céréales, les légumes et les fruits suivent l’homme dans ses déplacements. En traversant les continents et les océans, les hommes ont embarqués des plantes, et ainsi changé la physionomie des contrées proches et lointaines. L’agriculture relie les plantes à la politique et à l’économie. Des guerres ont été livrées pour des plantes, des empires se sont construits sur le thé, le sucre et la soie. Les plantes révèlent une force globale, insoupçonnée sur la nature.

De la même manière que l’on peut ressentir des ressemblances et des parentés entre deux endroits du monde très éloignés, les analogies que j’ai pu opérer lors de mes différentes collectes, prouvent que les plantes président au mouvement des différentes civilisations de notre histoire, mais peut-être également, j’en ai la ferme conviction à celui de la masse terrestre. Je m’explique : les plantes nous livrent des indications géologiques. La ressemblance entre les plantes des côtes américaines et africaines démontrent qu’une liaison physique entre les deux continents a existé, et que ses archipels à présent séparés étaient assurément autrefois réunis.

Tout en se pénétrant de la gravité de son intuition, il pense aux mesures, aux plantes, aux formations rocheuses vues dans les Alpes, les Pyrénées, et à Tenerife. La somme de ces observations formait une évidence. La nature, se dit-il, est mue par une force unanime et ressemble à une étoffe, à un enchevêtrement savant du vivant. Dans les Andes, par exemple, pousse une mousse qui lui rappelle une espèce vue dans les forêts du nord de la Prusse, à des milliers de kilomètres. Dans les montagnes près de Caracas, il a pu examiner des plantes de la famille des rhododendrons – appelées « rosages » –, tout à fait semblables à celles des Alpes. Au Mexique, il observa des pins, des cyprès et des chênes du Canada. Les plantes alpines des montagnes suisses poussent aussi bien en Laponie que dans les Andes. Tout est lié. Il le démontrera quelques mois après son arrivée par un tableau physique synthétique.

Son regard est soudain attiré par une roche blanche qui se jette dans le fleuve. Raide, à la fois rocheuse et verdoyante, couronnée de villas entourées de parcs à la végétation opulente et grasse, cette colline en s’abîmant dans les eaux en rétréci d’autant le cours. Elle s’avance comme un détroit et commande en la dissimulant l’arrivée dans le port. Il en est désormais certain, vue l’activité accrue qui règne dans le chenal. Cette proéminence aimante sa curiosité. Elle éveille le souvenir des bords du Danube en Souabe occidentale, un contrefort certes éloigné mais qui s’apparente à son pays natal. Elle matérialise une avancée de terre paradoxale entre deux eaux, scindant précisément le cours du fleuve entre ses deux aspirations : marine et continentale. Il se transporte, se dédouble et s’aperçoit en vis-à-vis depuis la colline. Il sent à la fois l’air de l’inconnu du grand large, d’où il vient, et l’acquis du familier vers lequel il est attendu ; les voyages et l’attente, la mer et les vivants, la terre et les morts, la mouvance et l’immobilité.

Le pli abrite une fissure, un val étroit, où s’agrippe de part et d’autre un village de pêcheur aboutissant à un petit port, son chantier naval et sa cale. Il pense à la duplicité mais surtout à tous les sentiments qui fusionnent lorsque l’on accepte de se dessaisir de soi, à la poésie en somme.

devant le moulin qui le domine. Il pense à son voyage, à cette expérience de l’ailleurs, où il s’est senti renaître, au récit qu’il va en faire. Il pense à cette partie de lui qui est malgré tout restée là, comme un correspondant fidèle, à même de juger des changements qui se sont opérés en lui. Lui n’est pas parti. Il s’est blotti avec conviction dans l’attrition de l’attente et dans la projection d’une absence au long cours qui exhorte à imaginer. Son renoncement au voyage, son ascétisme est certainement aussi fort que la conquête du monde. Pour éprouver il doit transposer, décrire en inventant. Il comprend ce que peut la poésie : un lieu sans lieu.

Être poète, c’est se tenir là sur ce contrefort, dans cet entre-deux, le dos au vent, là où l’océan commence et où le fleuve finit, parler au rythme du flux et du ressac, à l’endroit précis de l’échange, dans le va-et-vient des eaux pulsées. Le poète chante les fleuves depuis le rivage, interroge les turpitudes de ces êtres mythiques dont les humeurs orientent les peuples et leur destin. Il comprend alors que le poète est peut-être celui qui se lance dans le vide comme on pourrait se jeter d’ici dans le fleuve … Convaincu d’une illumination soudaine, il sent qu’un autre continent, mental cette fois-ci, s’ouvre à lui, et que seule la poésie peut vraisemblablement préserver la vie du temps, en s’engageant à ses risques et périls dans un espace infini de sensations. Survivre à ce retour, c’est essayer de vivre poétiquement sur la terre. Il se demande alors ce qui pourra rester de son voyage, lui le collecteur de savoir, si cela ne devient pas poésie2.

Le port se dévoile à juste titre puisqu‘il aperçoit devant lui une multitude de mâts vierges qui constitue un village flottant compris entre les deux rives. La courbure de la rivière organise une superposition complexe des toitures et des différents points hauts de la ville, donnant à certains bâtiments un aspect oriental, architecturant des dômes de mosquées et des minarets. Le va-et-vient des barques qui déchargent les cargaisons des navires ne donnent pas l’impression d’une activité frénétique comme il l’aurait imaginé. Comme si un pouvoir captivait les accotements de grappes de vaisseaux sans agrès, frappés d’un étrange sommeil, vieillissants inactifs, qui contrastent avec les eaux agitées par le courant du marnage. Il est vrai que l’activité du port, à l’exception du cabotage, tourne au ralenti. Les troubles révolutionnaires ont abouti à la perte de colonies et à la lutte pour la suprématie maritime avec l’Angleterre. Les grandes nations européennes, dont la sienne, se coalisent contre la France de Napoléon. Malgré tout, les odeurs de café, de cacao, de riz, de cannelle, de sucre de canne, de poivre, de tabac, de savon et de vins embaument les abords des quais. Le Désir de la Paix, Le Columbus, Le Courier des Isles, L’Heureuse Nouvelle … les noms des bateaux signalent son arrivée. Il rejoint l’attroupement sur le pont pour retrouver ses deux compagnons de voyage.

Le 3 août 1804 trois jeunes gens3 descendent de la frégate La Favorite en provenance de Philadelphie. C’est la fin du voyage mais le commencement de son récit. Ils ne resteront pas pour la nuit. Dans son empressement à regagner Paris, Alexandre Von Humboldt, a trouvé un relais de poste qui part à la tombée de la nuit.

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Notes :

1. Dernier vers du poème Andenken, En souvenir de, Friedrich Hölderlin, Traduction Jean-Pierre Lefebvre, in Hôlderlin, journal de Bordeaux, Ed. William Blake and Co.Bordeaux, 1990, p.216
2. Détournement de la citation de Jean-Pierre Lefebvre : « Que restera-t-il du voyage de ce grand découvreur et collecteur de savoir, comme de mon propre voyage, si cela ne devient pas poésie ? » in Jean-Pierre Lefebvre, Hölderlin, journal de Bordeaux (1er janvier – 14 juin 1802), William Blake and Co. Edit., Bordeaux, 1990, pp. 398 et suiv. Je fais écho ici au poème Andenken- En souvenir de, de Hölderlin et à son court séjour à Bordeaux. Dans ce poème Hölderlin évoque le départ « chez des Indiens » d’un ami qui n’est autre que le naturaliste, géographe, géologue, historien et… voyageur Alexander Von Humboldt, personnage principal de ma nouvelle. J’imagine ici librement le dédoublement de ces deux personnages.
3. Alexandre Von Humboldt (1769-1859, Prusse), Aimé Bonpland (1773-1858, France) et leur guide indigène.



RÉCIT 2
— Bordeaux, le soir du 26 juillet 2013

Bordeaux ville construite sur / menacée par les eaux / canalisation, apport des ingénieurs hollandais au XVIIe sècle / politique et domestication des eaux, lutte contre les inondations / système métropolitain Ramses / évènements météorologiques extraordinaires

Supercellule HP, récit d’un chasseur d’orage

Une ligne de convergence se forme à l’horizon. Il est temps de faire un choix. Je décide de devancer l’ascendance orageuse qui enfle au loin, au-dessus de l’orée de la forêt des Landes. Les contours nébuleux esquissent une géométrie anamorphique. La base commence alors à s’assombrir nettement. Les grondements sourds et lointains qui se renforcent en devenant presque incessants me font comprendre que les cellules orageuses prennent de la vigueur. Je tente alors de devancer une possible réorganisation de ces dernières qui devraient logiquement remonter sur ma position. Le ciel se charge au Sud-Ouest et devient sérieusement menaçant.

— Aux environs de 21 heures : alors que j’ai pris de la hauteur en stationnant sur les coteaux, je comprends qu’il ne s’agit pas de plusieurs cellules mais d’un seul Arcus, qui s’organise à l’avant de l’orage. Les basses couches vaporeuses s’obscurcissent et se font aspirer par les courants ascendants. Le courant descendant du nuage d’orage propulse vers le sol un air très froid qui se déplace plus vite que l’orage. À l’offensive, il avance en première ligne et rencontre l’air chaud et humide présent dans l’atmosphère pesante de ce milieu de soirée. Il provoque son soulèvement. Moins lourd que l’air froid, l’air chaud s’élève et se condense en formant des fragments de nuage, qui s’agglomèrent progressivement et forment une vapeur plus compacte sur toute la largeur de la zone de convection. Cette émanation produit un nuage très bas, qui, vu de face, prend les traits d’un arc, d’où son nom, s’étendant à l’horizon. Sous l’action des cisaillements provoqués par l’échange permanent des masses d’airs, il se multiplie en formant des multicouches.

Un phénomène m’intrigue au sein de la ligne. La partie la plus proche de moi semble plus rapide que la portion située plus à l’Est. Cela représente probablement une intrusion d’air plus sec à l’arrière du système dépressionnaire, ce qui augmente considérablement la puissance des rafales descendantes.

Je vois alors naître l’ourlet sombre de l’enclume dans la partie supérieure de la tour de convection qui s’allonge. Les nuages à l’étage moyen semblent se dissiper, comme aspirés par la colonne ascendante de la cellule qui n’en finit pas de mûrir. L’aspect rotatif se voit à présent distinctement et un « nuage mur » se forme sous mes yeux.

Alors que j’ai pris la direction du Sud de la ville, le cumulonimbus flashe continuellement et m’attire à lui de toutes ses puissantes lueurs. L’orage arrive sur ma position.

— 22h20 : il est important de faire un point rapide sur la situation afin d’anticiper l’évolution de l’orage et savoir judicieusement se repositionner. J’observe un rideau grêligène dans la partie centrale du système. Ce rideau prend une forme singulière et matérialise un front de rafales puissant. Au-dessus de moi accoste la partie de l’Arcus située à l’extrémité de la ligne, sans précipitations pour l’instant. Le système est en train de basculer dans un flux de Sud à Sud-Est et remonte plein Nord. Je dois faire demi-tour et remonter la rocade pour le devancer de nouveau. Dans ce cas de figure, la partie qui fait office de jonction entre la ligne arquée et la nébuleuse à l’Ouest de la perturbation, peut amorcer une brève rotation et générer une tornade de faible puissance.

Effectivement, une fois sur la voie rapide, des branchages volent un peu partout et la visibilité s’estompe. Le seul moyen de sortir de là est de prendre de l’avance sur cette zone active. Pour le moment le danger reste les autres automobilistes.

Je prends une bretelle de sortie et quelques minutes plus tard, je parviens enfin à m’échapper du noyau dur de l’orage et observe dans le rétroviseur une masse très sombre derrière moi. Je remonte plein Nord afin de me repositionner en hauteur pour examiner cette ligne opaque qui fend et coupe l’horizon en deux.

— 23h15 : Je me poste sur le bas-côté afin d’observer cette ligne de grains structurée et dense comme le front d’une horde qui s’apprête à déferler. La partie active se trouve encore plus à l’Ouest, abaissée par le flux de Sud-Est. La foudre se concentre en aval sur le Bec d’Ambès. Je renonce aux éclairs pour me concentrer sur la structure surnaturelle qui me fait face. Depuis mon point de vue, j’ai le sentiment que quelque chose d’exceptionnel va avoir lieu. Je lève les yeux et constate la verticalité impressionnante du mur formée par les étages de nuées, qui se stratifient au-dessus de la première couche sombre. Les contrastes sont saisissants. Cette hypertrophie gazeuse est renforcée par la profondeur du nuage en forme de rouleau, qui se mêle à la noirceur des Landes. J’effectue quelques clichés sous forme de time lapse. Les vidéos en accéléré des structures nuageuses permettent de voir les mouvements et de comprendre certains mécanismes difficilement observables en temps réel. Soudain je prends conscience que j’assiste à une leçon de ténèbres. Les bourrasques désordonnées, l’absence de précipitation persistante, comme contenue, encore maîtrisée avant de se déverser de manière irrationnelle, me font réaliser que j’assiste à l’abordage d’une supercellule.

[La supercellule est le stade ultime de l’orage. Une molécule complexe, géante, pouvant couvrir des dizaines de kilomètres de large. Une telle puissance nécessite des conditions très particulières, ce qui explique leur relative rareté. Le cocktail nécessaire à la formation et la persistance de ce phénomène est constituée d'un air chaud, très humide et souvent très instable, de violents courants d’altitude à tous les niveaux de la troposphère, de directions et de vitesses différentes, alimenté de surcroit par un courant jet. Par nature elle est monocellulaire parce qu’invasive. Elle est programmée pour ingérer ses voisines atmosphériques ou s’affaiblir. Elle brûle une quantité d'énergie qu'elle puise à des kilomètres à la ronde ; largeur, hauteur confondues. Le résultat est un cumulonimbus démesuré, très élevé, dense et compact, couronné d’une bigorne galbée et rebondie.

À l’intérieur le courant ascendant, tournoie autour d’un axe et peut, dans certains cas, engendrer des tornades. Les grandes distances séparant les pôles tourbillonnants de ces masses d’air créent de virulents appels d’air accélérés par les vents d’altitude. Ces décalages permettent sa longévité, répertoriée par exemple aux États-Unis jusqu’à six heures. Le courant froid descendant transportant les précipitations finit par bloquer et essouffler le courant d’air chaud nourricier et ascendant de l’orage. C’est ce suicide permanent qui engendre toute sa démesure.

La supercellule se déplace de manière autonome, et dévie de la direction générale du vent. Comme je viens de l’observer, au cours de ce processus, un orage intense éclate en deux composantes : une cellule moteur gauche et une cellule moteur droit. La première dévie sur la gauche du flux général, et se dissipe très souvent quelques minutes plus tard. La deuxième dévie sur la droite, grossit et se transforme en supercellule. Mais ce qui m’inquiète ici, c’est l’inversion de ce processus. Je comprends alors instantanément la gravité de cette anomalie. Compte tenu de la puissance des courants qui l’animent et de l’énorme quantité d’énergie qu’elle consomme, la supercellule est à même de provoquer des événements dantesques, de manière simultanée. Elle s’accompagne d’une activité électrique explosive, souvent intra-nuageuse et incessante autour du mésocyclone, tandis que de réguliers coups de foudre frappent dans le courant descendant.

— 23h35 : Je serre instinctivement la mâchoire, je me sais exposé. J’ai le panorama de la ville sous les yeux. Une obscurité profonde a surpris la nuit. Comment décrire ce à quoi j’assiste en contrebas : au fracas et à la chute vertigineuse sur toute sa hauteur du nuage qui se désintègre littéralement sur la ville. Des vapeurs changées en torrent de pluie, qui, à l’instar des rayons du soleil ou des météorites s’écrasent en cascade sur la rade. A ce moment précis je me remémore deux représentations d’Albrecht Dürer qui se complètent et s’incarnent sous mes yeux1.

Au centre du dessin du Rêve de la Pentecôte (1525)2, une trombe d’eau se détachant en bleu foncé sur un ciel plus clair, s’est écrasée sur la ville et des coulures bleues plus ou moins foncées et plus ou moins longues descendent du ciel. Plus saisissant encore, le déluge de feu qui s’abat sur Sodome à l’arrière-plan du tableau Loth et ses filles fuyant Sodome, me fait comprendre que ce soir d’apocalypse, comme un rempart inconscient contre le déluge, c’est l’eau qui s’est substituée au feu. La supercellule surnaturelle qui déferle au-dessus de moi est à classifier HP (haute précipitation).

La densité et la quantité de précipitations qui s’abattent, refluent autour de moi de manière centrifuge, est violemment soulevée par les rafales de vent : je n’ai jamais vu ça … je résiste difficilement au poids de ces masses d’eaux qui déferlent et inondent la chaussée. Même si je sais que ce n’est pas recommandé, je m’abrite comme je peux sous un arbre et me serre contre son tronc. De côté, j’assiste incrédule à cette puissance inédite, sans borne qui me terrifie, cette grandeur qui m’accable et qui confirme notre faiblesse physique. Je tente de résister par la vigueur de ma volonté. Le pouvoir du destin et l’immensité de la nature sont dans une opposition infinie avec notre misérable dépendance sur la terre.

Je me souviens et prononce à voix haute cette leçon de philosophie sur le sublime, apprise il y a quelques années : Le premier effet sublime est d’accabler l’Homme ; le second, de le relever. Quand nous contemplons l’orage qui soulève les flots de la mer et semble menacer la terre et le ciel, l’effroi s’empare d’abord de nous bien qu’aucun danger personnel ne puisse alors nous atteindre. Mais quand les nuages s’amoncellent, quand toute la fureur de la nature se manifeste, l’homme se sent une énergie intérieure qui peut l’affranchir de toutes les craintes, par la volonté ou par la résignation, par l’exercice ou par l’abdication de sa liberté morale ; et cette conscience de lui-même le ranime et l’encourage3.

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Notes :

1. Nuit du 26 juillet 2013. Les orages et les pluies qui se sont abattus sur la M étropole de Bordeaux, dans la nuit de vendredi 26 à samedi 27 juillet, ne se rencontrent en moyenne que tous les 100 ans. C’est donc un véritable déluge qui s’est produit sur l’agglomération représentant à son pic 70 mm d’eau en 40 minutes. L’orage a atteint son intensité maximale entre 23h35 et 00h20 au sein d’un couloir de 5 à 8 km.
Avec des précipitations moyennes de 50 mm qui sont tombées en moins d’une heure sur l’agglomération, RAMSÈS a démontré son efficacité en limitant les inondations larges et durables en zone urbaine. Situation d’autant plus complexe que la Garonne était à marée très haute (coefficient 100) au pic des précipitations et ne facilitait donc pas l’évacuation des eaux de pluie.
Le système dimensionné pour une intensité de 40 mm de pluie en 1h (référence de juin 1982, pluie décennale). Le dispositif a joué son rôle de gestion des eaux pluviales et de lutte contre les inondations. Le système a joué son rôle d’éponge et a absorbé, en 1h30, le surplus d’eau présent dans les rues. A 2 heures du matin, les rues de Bordeaux étaient à nouveau sèches et praticables.
RAMSÈS (Régulation de l’Assainissement par Mesure et Supervision des Equipements et Stations) en quelques chiffres :
2 000 kilomètres de canalisations pour collecter les eaux pluviales, 137 stations de pompage, 66 bassins d’étalement, 49 pluviomètres, 6 stations d’épuration, 2 millions de m3 de capacité de stockage des eaux de pluie dans les bassins de retenue affermés, 40 000 et 65 000 m3 de capacité de stockage en bassins souterrains.
2. Dans la nuit du 7 au 8 juin 1525, le peintre, graveur et théoricien allemand Albrecht Dürer fit à Nuremberg, un rêve dont il voulut garder le souvenir. Il en fixa l’image sur une feuille de papier. En haut, il représente son rêve par un dessin à l’aquarelle ; au-dessous, il en fait le récit signé :
« Dans l’année 1525, après la Pentecôte, entre le mercredi et le jeudi, dans la nuit, pendant le sommeil, j’ai vu cette vision de très grosses eaux tombant du ciel. Et la première rejoignit la terre à environ quatre milles de moi avec une telle violence, un énorme vacarme et éclatement, et elle noya tout le pays. Je fus dans une frayeur si profonde que je m’éveillai avant que les autres eaux ne tombassent. Et les eaux qui tombaient-là étaient bien grosses, et elles tombaient, certaines loin, certaines près, et elles venaient de si haut vers le bas que, dans la pensée, elles semblaient tomber lentement. Mais quand la première eau qui rejoignit la terre vint presque par ici, elle tomba avec une telle vitesse de vent et un tel déferlement que moi, je m’effrayai tant que je m’éveillai, que tous mes os tremblaient, et que de longtemps je ne pus me remettre en place. Mais quand, au matin, je fus levé, sur l’heure, je peignis ci-dessus ce que j’avais vu. Dieu tourne toute chose au mieux. Albrecht Dürer. »
Albrecht Dürer, Rêve de 1525, aquarelle et encre sur papier, détail supérieur de la feuille, Vienne, Kunsthistorisches Museum Wien.
Albrecht Dürer, Loth et ses filles, détail, 1496, huile sur bois, Washington, National Gallery of Art, Inv.1952.2.16.b.
3. D’après un passage consacré au philosophe allemand Emmanuel Kant et sa théorie du Sublime, in Mme De Staël, De l’Allemagne, chapitre VI, tome II, p.247

RÉCIT 3
— Le sabordage du port de Bordeaux, les 24-25-26 et 27 août 1944

Bordeaux sous l’Occupation / stigmates, épaves, bunkers / destins brisés / Résistance / cartographie navale /témoignages et récits de guerre ...

STAHLSCHMIDT FRAGMENTS *

LE CHOEUR
Trois fois capitale de la France menacée.
Trois fois refuge du gouvernement en exil.
La population de Guyenne apprend avec frémissements la nouvelle du débarquement, mais les Bordelais ne peuvent se libérer seuls. Ils subissent de juin à juillet la présence oppressante d’un ennemi dont ils ignorent les intentions Rien ne dit que Nake et Kühnemann abandonneront le port

Le 10 août 1944, une importante conférence se déroule à la Feldkommandantur, dans les locaux de la cité universitaire, rue de Budos à Bordeaux :

Dr HERBOLD*
publiquement
Oui, Bordeaux sera défendue.
Derrière nos fossés antichars nous avons les moyens de tenir la ville. Les batailles qui s’annoncent se dérouleront au loin et la Gironde n’est pas d’un intérêt capital à la logistique d’Einsenhower. Londres pense que les Allemands n’ont aucun intérêt à laisser prendre leur troupe dans une nasse … Désormais notre ennemi c’est la Résistance.

NAKE *
à ses officiers
Les ordres sont de nettoyer les routes,
d’empêcher le sabotage des ponts,
bref de dégager notre itinéraire de retraite,
afin de rejoindre au plus tôt la zone de combat.
Mais surtout nous nettoierons la région de ses terroristes.

ADRIEN MARQUET*
en concile
J’ai le sentiment que nos occupants ne s’éterniseront pas.
La ville sera probablement libérée sans combats.
Rien ne sert de les chasser …

LE CHOEUR
Une fois la retraite ordonnée
la Résistance apprend que l’ennemi s’apprête à saboter méthodiquement
le port et les axes de communication.
En réponse les instructions de Londres sont claires : empêcher la destruction des installations portuaires et des docks.
Comment sauver la rade ?
Les Allemands savent que l’un des objectifs de la Résistance est de retarder le mouvement des troupes vers le front, par une série de sabotages :
Philémon réclame six bouteilles de Sauternes.
Capdepont* dégradera les lignes et les aiguillages et dérèglera les signaux du Bordeaux-Paris
Dédé le Basque et Léon des Landes* altéreront les routes. Pierre Rolland* procédera à la destruction immédiate
des fils électriques reliant les mines installées le long des quais.
Dès juin le plastique explose : sections de câbles, chutes de pylônes, neuf locomotives éclatent à Pessac.
Les coups de mains des cheminots se multiplient.
Les livraisons de munitions de la poudrerie de Saint-Médard sont interrompues.
Surprise par cette levée de boucliers subite,
croyant avoir divisé et jeté le discrédit sur les chefs résistants,
la Gestapo est sur les dents.
Moraglia* fait le compte :
ses armes légères ne peuvent venir à bout des mortiers, des mitrailleuses et des blindés
Le 19 Août, la 159ème division d'infanterie allemande
reçoit l'ordre de faire mouvement vers le Nord.
Le départ des dernières troupes est prévu pour le 26 août.
Tout doit être détruit la veille :
le pont de pierre et la passerelle de la SNCF
les chantiers de la Gironde, la grande grue, les docks,
les navires qui n’auront pu appareiller seront sabotés, bloquant et rendant impraticable
le chenal de la Garonne.

Le sabotage du sabotage

KUHNEMANN*
s’adressant à ses lieutenants

Dès mars, je vous ai fait miner les quais et les installations portuaires : 800 kg de TNT tous les cinquante mètres entre le cours du Médoc et les abattoirs. Vous agirez le moment voulu tuant selon mes calculs 3.000 citadins.

STAHLSCHMIDT*
s’adressant à lui-même
Cette guerre va contre nous.
C’est notre bras qui combat notre personne,
et il y a erreur sur le choix des adversaires.
Le point c’est moi et là, en face de moi
invisible des soldats comme moi, mais mes ennemis.
Je vois une autre ligne, contre moi :
ceux qui nous envoient.
Non, ce n’est pas mon affaire qui se prépare là,
de manière si regrettable.
D’un côté l’eau combat le feu,
de l’autre le feu combat l’eau.
Après quatre ans de guerre aveugle,
j’ai décidé de regarder derrière moi et
tout m’est apparu : pour moi
la guerre est finie …
Je suis parvenu ici, en un lieu du monde
où j’ai pu réfléchir trois minutes.
A la mort accidentelle de mon père, je me suis engagé pour me perfectionner en mécanique, maîtriser le voltage, et revenir entrepreneur en Westphalie. Trois fois en un an mes navires firent naufrage dans les eaux froides des fjords de Norvège. Lors du dernier 600 hommes sont morts autour de moi. Brûlé par le mazout, les poumons fragiles, je fus affecté en Gironde pour la douceur de son climat. Je suis lieutenant artificier démineur au service du génie maritime Mes gars sont jeunes. Ce qu’il ne faut pas voir ! Ça ne sait pas encore bouffer seul Et déjà ça doit tuer des hommes. Ça ronge la guerre Celui-là n’a pas d’opinion. C’est pour ça Que la guerre dure autant. Ils me surnomment : le petit français, parce que j’use de politesse et que j’ai le contact facile. Je coordonne les activités des quatre hangars où sont entreposées les munitions. Je dirige les dockers requis pour les travaux de manutention. Ils se sont fait à cette époque sanglante. Tout continue, même avec une rotule broyée. Le peuple va dans de mauvais habits, je vois : le pauvre est plus pauvre et le riche plus riche et au milieu il n’y a rien.

Ma mission : préparer le sabotage et tuer peut-être 3 000 civils.
Mais j’ai ouvert les yeux et j’ai vu :
qu'une nouvelle époque commence
quelque chose avec le peuple
quelque chose qui n’a encore jamais existé.
Le port est leur gagne pain
sa destruction est absolument injustifiée.
C’est une folie de perdant.
J’ai décidé de regrouper la totalité des explosifs :
4.000 amorces, les mèches, les détonateurs et les munitions sans lesquelles rien ne sera possible
dans le bunker A en face de la rue Raze
qui porte bien son nom
dans 83 m2 et sous 2,30 m de plafond.

Le 22 août, 11h du matin, rue Calypso, Le Bouscat

STAHLSCHMIDT
Tu le sais, je suis en charge de la destruction du port
dans la nuit du jeudi 24 au vendredi 25 août.
Le pont et la passerelle doivent sauter dans la nuit du 26 au 27.
J’ai fait entreposer les explosifs dans le bunker A
Deux sentinelles veillent jour et nuit
Un poste de garde de vingt hommes à vingt mètres.
Je vous donne les plans de destruction du port.
Je mets en place les allumages pour faire sauter le blockhaus,
et vous me trouvez un homme qui passera à l'action.

DUPUY*
Je n’ai trouvé personne parmi mes contacts.
La Résistance est en pleine psychose de la trahison.
Elle craint que ta proposition ne soit qu’un guet-apens ...

STAHLSCHMIDT
Je suis sidéré 
Le port va exploser, des civils vont périr.
En venant ici quatre nuits de suite,
je prends des risques considérables.
Certains de mes supérieurs savent que je mange dehors
que je parle avec vous.
Dans deux jours, je dois rejoindre la base sous-marine pour embarquer
sur un sous-marin à destination de Royan.
Alors, je vais opérer seul :
au-dessus de la discipline il y a la conscience.

DUPUY
Je te cacherai ici quelque temps
Et te permettrai de gagner le maquis.

A 18 heures, Heinz Stahlschmidt libère les dockers et tente d'éloigner les sentinelles placées sous ses ordres. Un peu avant 20 heures, il pénètre dans le blockhaus pour procéder à l'amorçage et à la mise à feu. Il prend ensuite sa bicyclette, laissée place Lainé, et traverse les Chartrons. Il est au Jardin Public, près de la Place Longchamps, à 20 heures 30, lorsqu'une terrible explosion retentit. Le blockhaus de la rue Raze a sauté. Sa chaîne de vélo ayant sauté par accident, Heinz Stahlschmidt traverse le couvre-feu à pied jusqu'aux boulevards et arrive chez Dupuy au Bouscat où un lit l'attend. Mais il est recherché par la Gestapo. Le lendemain, le 23 août, comme prévu à 13 heures 30, une voiture vient le chercher avec deux hommes à bord, André MOGA et Guy CAZENAVE, pour le conduire à la charcuterie de Marceline MOGA, 100 cours de l'Yser à Bordeaux, l'un des sièges des F-F.I. ,où il sera abrité jusqu'au 28 août, jour de la Libération de Bordeaux.

LE CHOEUR
La destruction du blockhaus a des retombées considérables.
Le Général Nake est au pied du mur.
Il est persuadé que la Résistance en est l’unique exécutrice.
Hanté par la menace d’encerclement de ses troupes,
il va chercher à faciliter leur retraite.
Le 26 août il lance un appel à la population sous forme d’affiches
collées sur les murs de la ville

KUHNEMANN
Je déclare qu’aucune destruction n’aura lieu dans Bordeaux
que le port et les ponts de Bordeaux qui sont minés,
ne seront pas détruits si la population s’abstient
après le départ des troupes allemandes
de tout acte de sabotage.

ROUGÈS*
Toutes les troupes des armées allemandes d’occupation devront avoir quitté la ville à minuit au plus tard. La ville, le port, les installations portuaires et les ponts devront rester intacts. Les troupes américaines et alliées, ainsi que le maquis, Ne pourront occuper la ville qu’à partir de 0 heures 1 minute, le 28 août 1944

LE CHOEUR
Par contre les occupants réalisèrent un efficace
travail d’embouteillage :
entre Le Verdon et le pont de pierre
200 navires de toutes tailles,
170 000 tonnes d’aciers
dont 23 remorqueurs, gabares et chalands
76 engins de servitude,
explosèrent puis coulèrent entravant le chenal.
Les cuves à fuel des appontements de la Bastide
se sont déversées dans le fleuve
la rivière a brûlé au cœur de la ville

Le sabotage du saboteur*

STAHLSCHMIDT
L’ennemi ne m’a trouvé aucune faiblesse Vous ne m’avez trouvé aucune faiblesse Pourtant je suis devenu une faiblesse Qu’il ne faut pas que l’ennemi vous trouve1. Je suis pour eux comme un pied qui pend mort au tendon paralysé qu’ils traînent derrière aux sans envie refusant de le trancher uniquement pour ne pas que leur sang s’échappe. Et quoiqu’ils aient besoin de moi Pas un ne me tend la main : ils me regardent Comme un malade Il crie dans la nuit : Où êtes vous ? C’est moi Salmide* ! N’y a-t-il personne ici, pour me faire détoner ?

LE CHŒUR 
L’ennemi ne t’a trouvé aucune faiblesse
Nous ne t’avons trouvé aucune faiblesse
À présent tu es toi même une faiblesse
Qu’il ne faut pas que l’ennemi nous trouve
Tu as stoppé la mort dans la ville de Bordeaux
Aux ennemis de la liberté sur notre ordre
sachant: le pain quotidien de la libération
dans la ville de Bordeaux comme ailleurs
est la mort de ses ennemis, sachant: l'herbe même
il nous faut l'arracher afin qu'elle reste verte
nous les avons tués de ta main.
Tu es le saboteur du sabotage
C’est à leur propre peur ou à celle des autres
que les dirigeant perçoivent la venue des grandes mutations.

STAHLSCHMIDT
Ce qui fut, c’est sûr,
n'est pas mieux que ce qui vient
l’air du sabotage, plein de feu et de fumée
diffère moins d’un jour d’été
que ce Stahlschmidt-ci de ce Salmide-là.

______________

NOTES
Stahlschmidt Fragments * : titre et montage texte inspiré de Fatzer, fragment, projet de pièce abandonné par Bertolt Brecht en 1931. C’est à partir de ces fragments hétéroclites que Heiner Müller effectua à la fin des années 70, le montage de cette pièce fragmentaire.
Fatzer, fragment, Bertolt Brecht, Montage de Heiner Müller, L’arche éditeur, Paris, 1992
Dr HERBOLD : chef de l'administration militaire allemande
NAKE : général de la 159ème division d'infanterie allemande
Adrien MARQUET : maire de Bordeaux
Ernst KUHNEMANN : capitaine de corvette commandant du port et de la base sous-marine de Bordeaux, Capdepont, Dédé le Basque, Léon des Landes, Pierre Rolland, Moraglia : chefs résistants Rougès : commandant des Forces Françaises de l’Intérieur.
Heinz STAHLSCHMIDT : sous-lieutenant artificier
DUPUY : directeur des écoles du Bouscat à la retraite, membre d'un groupe de Résistance Rougès : commandant des Forces Françaises de l’Intérieur. Le sabotage du saboteur, le bannissement  d’Heinz Stahlschmidt :  Après la libération de Bordeaux, Heinz met volontairement ses connaissances d'artificier au service du génie de la 18ème région militaire qui procède au désamorçage de tous les engins de guerre et devient instructeur au Centre de déminage de la Gironde.  Après la libération, Heinz Stahlschmidt, habite rue Croix-de-Seguey à Bordeaux. Il épouse Henriette, une Française qu'il a connue à la Roque-de-Thau en 1942. En octobre 1944, le commandant SALDOU, monté en grade depuis peu, le convoque pour lui annoncer que sa mère Alma a été fusillée en représailles et que son frère est emprisonné en Allemagne. Heinz est effondré. Après avoir obtenu la nationalité française en 1947, sous le nouveau nom d'Henri SALMIDE, il intègre le 1er avril 1947 le corps des sapeurs-pompiers forestiers de la Gironde, dirigé par le lieutenant-colonel Saldou. Le ler août 1952, il est muté à sa demande au bateau-pompe, copropriété du port, du département et de la ville, placé sous le commandement de Saldou. Ses compétences en mécanique maritime devaient théoriquement le conduire vers une promotion. Or, rien ne vint. Du ler février 1957 au 13 novembre 1969, jour de sa mise à la retraite, il assure le poste d'un patron pilote ; mais il n'est jamais nommé, son service n'est jamais défini, il est méprisé et ignoré. On lui accorde uniquement une très modeste retraite de sapeur-pompier.  Ce qu'il découvre sur sa propre histoire ne cesse de l'écoeurer. Saldou dépose de faux documents dans lesquels il s'attribue le sauvetage du port de Bordeaux. Henri Salmide apprend également que son frère n'a jamais été emprisonné et que sa mère n'a pas été fusillée comme le lui avait annoncé le même Saldou en 1944. Alma Stahlschmidt est décédée en 1972. Il ne l'aura jamais revue. Henri Salmide est décédé le 23 février 2010. Il est enterré au cimetière protestant de la rue Judaïque à Bordeaux.
1. Citation du Mauser de Heiner Müller, Ed. de Minuit, Paris, 1979.

RÉCIT 4
— Nul n’est prophète en son pays

Jacques Ellul et Bordeaux / religion et conversion / mysticismes et dangers technologiques / écologie / anarchoprimitivisme / société de contrôle / biopouvoirs

Les hommes sont des êtres facilement convertibles.

Les hommes sont des matières facilement submersibles. Les médecins lui demandent de préciser la pensée de ce tag tracé sur plusieurs façades des quais, face au fleuve : Il faut que ça envahisse, que ça déborde et que ça recouvre tout, intégralement, que plus aucun relief de terre ne se détache, que l’eau noie tout, partout. Il faut que l’eau coule, abondamment, toujours. Rien ne doit lui résister, jamais et ce n’est pas qu’une question d’usure ou d’assèchement...

Quand l’automne chargé de pluie arrive le besoin de libérer toutes retenues d’eau devient irrépressible. A l’aide d’une pelle, parfois d’une pioche il se met au défit de supprimer tout obstacle qui freine, déroute, contient, le sillage du liquide. Tout flache d’eau devient inacceptable. Avec les feuilles, le gravier et les emballages cartonnés, c’est pire : il faut absolument empêcher que l’eau stagne et devienne fétide ... Il ne sait plus vers où il peut encore détourner les yeux. Puis s’enchaîne sans retenue une succession d’actes de vandalisme : des murets, des talus, des bouches d’égouts et des trottoirs éventrés, des caves et des jardins inondés. Puis il y a des départs d’inondation en ville, partout et pratiquement tous les jours, parfois trois par jour. Il lit le journal et quand il voit les images des intempéries, ici ou à l’étranger, les digues qui ont cédées face à la pression des eaux qui recouvrent les plantations et les immaculent d’un linceul réfléchissant ; les carcasses de voitures et d’arbres entremêlées qui flottent et dérivent au gré du courant comme une débâcle sans motorisation; les toitures et les pignons des maisons rapetissées comme amputées de leur socle ; les ponts ironiquement déboutés de leurs fonctions eux-mêmes séparés par la dépression qu’ils sont sensés franchir ; les images plus héroïques encore de constructions cernées de toute part par le flot boueux et les micros ondes d’écumes qui renseignent sur la force du courant, qui, il le sait bien, même si elles résistent encore finiront bien par lâchées ...

Alors il dit tranquillement : je peux faire mieux ... Comme par érosion son crâne est chauve malgré son jeune âge. Sa peau est blafarde, livide voire transparente. Maigre, ses mains, le cou et la tête sont pourtant gonflés comme par un œdème. Enfoncés comme encavés ses yeux et son nez pleurent et ruissellent en permanence. A le regarder on ne voit qu’une grande bouche entourée de lèvres boursouflées. Son visage est un siphon. Sa langue a fondu. Pour assécher sa gorge, il avale des quantités de farine d’où il extrait des boules de pâtes et dit : Aquifère, je suis l’inondeur, le dernier homme et je vous apporte la submersion ... Il parcourt la ville à l’affut de tout barrage. Il apprécie le tumulte du déversement de l’eau dans les canalisations. Il l’entend cependant par un trou de son crâne. Il lui manque une oreille. Ils le lui ont brûlé. Pour un peu ils l’auraient eu dans une cave, alors qu’il cherchait à agrandir un soupirail : le mal est fait, l’eau se répand abondamment. L’escalier dans le dos il est bloqué. Il ne peut que s’enfuir par l’ouverture. L’un d’eux l’agrippe. Lui passe le bras autour du cou et de son autre main approche et maintient un briquet tempête proche de son visage : je le tiens, on va le brûler ce con ! ... Alors que son oreille s’attise, effrayé par la vue de côté d’une flamme grandissante, il bascule énergiquement la tête en arrière. L’autre, le nez en morceau, s’effondre sous les deux poids. Le briquet s’éteint en tombant. Il se relève plus vite et en se ruant dehors, il percute le rebord contendant de la grille. Cris, chute d’un corps, il marche sur quelque chose de tendre. En courant il s’assèche le fond de la gorge, puis s’arrête et perd connaissance.

A son réveil, allongé il boit à même le caniveau. Le docteur lui retire ce qui reste de l’oreille et coud ensemble les bords du trou. Pendant une semaine pour calmer la fièvre, il avale des cachets. La nuit, il dort sur le sol humide au bord du fleuve. Le jour, il se met en quête. Il ne s’arrête que pour boire. Il achète le journal et lit ce qu’on dit des dégâts matériels de ses déluges, sans jamais trouver le fuyard. Le journal sert d’éponge temporaire à liquide afin de masquer le départ de l’épanchement. Il s’arrête sur les places, se déhanche, se tord dans tous les sens, puis se convulse. Sa maigreur ajoute de l’insoutenable au spectacle. L’aquosité jusqu’ici contenue dans l’épaisseur de ses vêtements, fini par dégorger et éteindre le brasier qu’il a allumé sous lui. Habile de ses mains, il éteint ensuite des allumettes en les maintenant sur son corps. Les passants posent des pièces devant lui, afin de lui permettre de stocker les litres en cas d’anhydrie. La pluie revenue, une maison prend l’eau par une constellation de lézardes en toiture. Les occupants assiste à la liquidation progressive de leurs biens. Il est dans la foule et les voit écoper ou étendre maladroitement des morceaux de bâches nylons sur les brèches. J’ai fait les choses à fond, dit-il fatigué et soucieux.

Un jour, il lit qu’une malencontreuse électrocution a eu lieu. On recherche le « délugeur ». On en arrête un qui n’est pas le bon. Une fascination analogique sans passage à l’acte. Alors immobile, debout dans une cuve, de l’eau jusqu’au cou, il attend la lente et inexorable montée de la nappe. Terrorisé, il se contorsionne. Il crie : me voici, je m’asphyxie, je coule puis ce sera fini ... Affolé, il tend les bras et se cramponne aux rebords de la citerne. Il parvient à s’extraire et bascule à de tout son long en contrebas. Assommé, il cherche un second souffle puis s’évanouit. À son réveil il éventre la citerne. Les jours qui suivent il a quitté la ville et se plonge dans les eaux saumâtres des marais qui bordent le fleuve. La pluie revenue, il va de nouveau de nuit par la ville, les yeux rivés sur les cavités. Il commence par soulever les plaques d’égout d’un maillage de rue. Il fait les choses à fond. Il trouve dans les poubelles un amas de vêtements répudiés. Après les avoir saboter à coup de pioche, Il habille une dizaine de bornes incendie de vêtements, afin de contenir le jet d’eau, juste le temps que les laines se gorgent. La nappe se répand sur la chaussée, à la faveur de la pente il la canalise vers les grilles de ventilation du soubassement du bâtiment avec les habits qu’il a collecté. Personne n’avait encore réussi ça, la piscine déborde. Les sirènes hurlent mais elles sont encore loin. Les baies vitrées qui bordent le grand bassin finissent par céder les unes après les autres sous la charge. Il regarde hypnotisé ce qu’il perçoit comme l’achèvement d’une autoreprésentation. Les liquides à température contraire s’agglomèrent et dégagent sous pression une vapeur blanche grise proche de l’écume. Il a le mur en faïences brillantes dans le dos, quand ils braquent sur lui des lampes torches puissantes qui le détachent de l’obscurité. La lumière crue frôle son visage gonflé par l’humidité en révélant sa lividité. Il crie : J’ai commencé enfant par laisser déborder le bain, le lavabo et l’évier de la cuisine. Depuis j’inonde des bâtiments publics par leurs caves, maintenant des piscines. J’ai noyé mes parents. Je suis envahi et j’ai des inondations plein la tête. Je veux faire déborder la ville, qu’elle chavire ...

Il s’évade par l’une des menuiseries. Poursuivis il coure droit devant lui en pleurant. Il glisse chute et se relève. Ses poursuivants approchent. Il s’obstine et arrive sur la berge. Il enjambe le parapet et descend l’appontement. Sa silhouette renvoie la lueur vives des torches. Il est cerné. Il se retourne sur lui-même, mesure la distance avec l’autre rive qu’il aperçoit, hésite puis se jette. Une eau saisissante et froide dont il ressent la densité et la profondeur. Un élément familier soudain dynamique, dont il ressent l’étrangeté et la dangerosité.

Alors qu’il se débat, le courant l’arrache à ses mouvements de nage et l’entraîne. Pour se noyer il faut mourir. Il ne fait plus qu’un avec le liquide avec lequel il s’est dilué toutes ces années, à tel point que ce dernier commence à s’aventurer dans sa trachée. Inonder l’inondeur. Parcouru d’une apnée réflexe de quelques secondes, il surprend l’aimantation de son corps par la profondeur. Survient ensuite une reprise respiratoire caractérisée par une frénésie d’inspirations rapides. La mort n’est qu’un passage vers un autre monde, un univers bien réel dans lequel son corps alourdi désire poser le pied. Il refuse d’avaler. Son esprit se détourne de ce qui lui est proche pour essayer de retrouver quelque chose de lointain : et que j’ai le sentiment d’avoir perdu ... Quelque chose qui faisait son bonheur naguère mais il ne saurait dire quoi. Quelque chose dont il ne peut surmonter la perte. S’ensuit les troubles du rythme cardiaque, l’apparition d’une hypertension artérielle et un début de submersion de la conscience. Il déglutit avec écume, en tentant encore un peu de surnager, visiblement pas résigné à périr. Il ressent alors avec netteté une présence indiscutable, quelque chose d’étrange et d’ahurissant le saisi. Aucune image, aucune parole, rien.

Une entité d’une solidité incroyable le pénètre à son tour comme une flagrance : intérieure, sèche et implacable. Ça ma perforer comme une évidence …C’est une affaire entre cette présence et moi ... La forme chronique de cet hygrotropisme est difficile à influencer sur le plan thérapeutique, dit le médecin chef surtout après le traumatisme de la noyade. La folie est bien analogue à une noyade, en ce sens qu’elle est provoquée par l’absorption d’une quantité de réalité supérieure à ce que le patient peut en supporter.

L’eau : Je ne parviens plus à l’avaler, il faudrait que je la recrache mais je n’y arrive pas ...

Plus tard les lésions sont guéries, son œdème corporel s’est dissout et il reprend un poids normal. Les médecins trouvent dans sa chambre un bout de papier sur lequel est écrit : les hommes sont des êtres facilement convertibles.

Ils veulent savoir ce que cela signifie. Il doit mettre par écrit ce qu’il en est de cette conversion et il écrit : Une fois qu’ils ont pris l’eau, les poumons ont du mal à évacuer cet afflux de liquide. Pourtant je fus alors sauvé d’une mort certaine par l’entrée d’une présence desséchante dans mon corps, puis immédiatement je pris conscience de mon âme, une part de moi dont j’avais oublié l’existence, comme par procuration. Je vis l’indescriptible simplicité et complexité de sa pensée et je fus saisi d’un plaisir bien au-delà de toute compréhension. Ce que je vis fut simple comme l’amour lui-même et tout aussi mystérieux. Ce ne fut pas une vague lumière ou une sensation diffuse que je trouvai, mais des personnes avec qui je parlai, compréhensive, rassurante. Leurs paroles s’imprégnèrent dans mon âme, je les sentis me saturer et quelque chose changea en moi, comme une alchimie qui transpose l’eau en graisse (…) Je voudrais pouvoir vous parler de leur tendresse, de leur simple et modeste bonté de cœur. Ils vivent dans la joie éternelle. Leurs esprits lumineux m’entourent comme des votives (…) j’aimerai maintenant pouvoir faire quelque chose, n’importe quoi pour apaiser la douleur de ceux qui n’ont pas ma chance (…) Si tout cela fut de la folie, même ainsi j’y croirais véritablement, seulement pour l’infime possibilité de le vivre de nouveau ...

L’oreille manquante collé à la vitre il semble vouloir écouter intensément le bruissement de la pluie dans la cour. Il entend les gouttes qui tambourinent sur le rebord de la fenêtre. Il aime la pluie, sa fraîcheur, son odeur. Elle est pour lui principe du renouvellement, agent du nettoyage des rues.

En se retournant, il renverse le verre d’eau disposé sur la table de nuit.

RÉCIT 5

Krysald Brodsky, arrière-petite-fille de Rosalind, est née en 2065, dix ans après le Grand Ouragan Schizophrène. Chercheuse, héritière d’une famille de scientifiques, elle doit son prénom à la chrysalide, qui effectue deux mues de métamorphoses. Sa mère Kleves, petite-fille de Rosalind, médecin à l’ITMRLE (l’Institut technologique des recherches médicales sur la prolongation de la vie) a mis au point l’exuvie, un squelette externe qui permet à l’enfant de parfaire sa croissance et par dépouilles successives, de renforcer ses organes vitaux, son ossature et la qualité de ses tissus, anticipant et corrigeant les défaillances pathologiques, dont il aurait été porteur ou victime par la suite. Cet exosquelette, fonctionnant comme un exutoire des possibles à éviter, a également pour effet d’adapter la croissance des enfants aux conditions d’existences rigoureuses, exigées par les évolutions inattendues de l’environnement terrestre, en cette fin confuse de vingt-et-unième siècle.

L’invention de Krysald Brodsky Krysald aussi a choisi d’étudier la médecine, mais afin de se différencier de l’héritage maternel, elle a prolongé sa formation par deux cycles d’études complémentaires en nano et biotechnologie appliquées. Son premier sujet de recherche se basait justement sur l’analyse des cuticules de croissance de l’enfance, échantillonnées par sa mère. Son intuition : créer un appareil de décodage des données génétiques, à rebours, liant l’enfant à son hérédité, et aux particularités ataviques de ses ascendants, à partir des acides prophylactiques contenus dans les mues. Le but : remonter le temps génétique et trouver des chaînons biologiques manquants, renforçant l’adaptation de l’homme à son milieu. L’intérêt croissant porté par de nombreux scientifiques aux résultats de ses recherches, expliqua son recrutement par l’IMATI1 (L’institut de recherche électronique militaire sur le temps). Ce qui lui permit - personne n’échappe décidément à sa succession - de reprendre le flambeau entretenu par son aïeule, Rosalind, elle-même collaboratrice de cet institut jusqu’à sa mort en 2058.

Elle fonda tout d’abord ses premières expérimentations sur la composition chimique d’anciens matériaux, ce qui parut au départ frustrant pour ses responsables. Ils découvrirent ensuite toute la portée de sa méthodologie de recherche. Krysald cherchait à voyager dans le temps. Son intuition était d’une ingéniosité sensationnelle : déduire par une analyse moléculaire du façonnage des matériaux, l’ambiance historique, technique, sociale, politique au sein de laquelle ils avaient été conçus. Inspirée tout autant par des procédés de fabrication connus depuis l’antiquité, comme la poterie, ou plus récents, comme la gravure de disques vinyles, son hypothèse était la suivante : créer un nouveau décodeur capable d’amplifier tous les bruits enregistrés pendant la période de fabrication d’un accessoire du passé.

Elle commença par mettre au point un graveur de disque optique, procédant à une numérisation en trois dimensions d’un matériau ou d’un objet quelconque afin d’étendre le spectre de l’écoute, grâce à des micros amplificateurs ultras performants. En somme, elle proposait de conjuguer au présent la mise au point de l‘enregistrement sur disque plat, réalisé par l’Allemand Emile Berliner en 1887. La technique consistait à inverser le principe de la gravure initiale. Le mouvement latéral de l’aiguille de numérisation effleurait les microsillons de la matière, faisait vibrer la membrane qui reproduisait les particules des sons d’ambiance contenus, même les plus imperceptibles. La puissance et la finesse des micros amplificateurs numériques disposés en réseaux, transformaient le mouvement de l’aiguille en courant de particules, qui, une fois accéléré à une vitesse différentielle, rendaient possible la lecture de toutes les échelles de nano-décibels répertoriées.

Les premières expérimentations réussirent ainsi à décrypter des ambiances et des dialectes médiévaux. Pour un déchiffrage optimal, elle s’entoura d’historiens et de linguistes. Dans une optique beaucoup plus stratégique, les responsables militaires de l’Institut lui demandèrent ensuite d’actualiser ses recherches et de les concentrer sur des périodes beaucoup plus récentes, faisant état de recherches scientifiques historiques intenses.

En effet, le Grand Ouragan de 2055, qui ravagea toutes les côtes océaniques du globe, conséquence des mouvements synchroniques de convergences des plaques lithosphériques absolument imprévisibles, détruisit les instituts de recherches et surtout les disques durs d’archivage des principales mégalopoles soutenant la recherche scientifique, situées pour la majeure parties sur les rivages, à basse altitude, à l’exception de quelques uns : Toronto, Chicago, Johannesburg, Mexico, Moscou, Francfort, Madrid, Paris, Bruxelles et Milan. Évidemment les différents centres planétaires de stockage de données, disséminés dans des contrées plus reculées, jouèrent leur rôle de sauvegarde, mais des pans entiers du patrimoine scientifique étaient à reconstituer. Cet effort financier impérieux eut pour impact l’achat de la majorité des centres d’expérimentations technologiques par les quarante plus grandes entreprises internationales.

Krysald fut alors envoyée en mission de reconstitution d’urgences dans différents endroits du globe. Mais son penchant pour la dimension parapsychologique de ses recherches lui manquait. Elle se découvrit très vite la nostalgie de temps historiques révolus. Elle avait de plus développé dès ses plus jeunes années une fascination pour les sciences occultes et les rites chamaniques. Les traditions orales, les vestiges sensibles de l’histoire la passionnaient. Très tôt, elle entreprit des expéditions extrêmes, à la recherche des modes de vie des peuplades résistantes. Pour ce faire elle commença par des stages de survie. Elle restait seule dans la nature pendant deux semaines d’affilée, sans rien d’autre qu’un compas, un couteau suisse, une couverture et une barre de céréale, au cas où la faim sévirait et la nourriture viendrait à manquer. Devenue inconditionnelle des différents arts martiaux, elle obtint sa ceinture noire d’aïkido avant d’avoir terminé le lycée, ce qui faisait d’elle un agent redoutable en milieu hostile.

À son retour de ses missions scientifiques, elle se rendit progressivement compte que les collectes de données historiques, qu’elle avait permis de reconstituer, étaient dans la plupart des corpus, détournés et orientés à des fins économiques et politiques. La recomposition de savoir-faire technologique se portait de plus en plus sur des aventures scientifiques sombres de notre histoire récente, favorisant le renouvellement d’entreprises technologiques abandonnées : eugénisme, résistance des matériaux, contrôle des données. Les fruits de ses collectes participaient à une confiscation d’un grand nombre de renseignements d’ordre sociologique, ethnologique voire mystique ; aboutissant délibérément sur une réécriture orientée de l’histoire scientifique et ce, pour une visée éminemment stratégique.

Krysald comprit alors que la finalité de cette vaste entreprise de réinitialisation des systèmes de données légitimerait à terme, la promulgation d’une « histoire officielle ». Le paradoxe d’un monde maîtrisé et mesuré de toutes parts, réside dans sa faculté à s’autodétruire. Sceller les sources qui ont permis les avancées sans faille de l’intelligence artificielle, c’est s’assurer pour toujours de la sécurité du système. Collecter l’historique des failles, c’est renforcer la viabilité du système. La volonté sous-jacente de ces directives : faire disparaître, tout en la laissant librement circuler, l’ubiquité informatique. Les technologies intentionnelles les plus profondes sont celles qui parviennent à disparaître. Elle se nichent dans les plis du quotidien, jusqu’à s’y fondre entièrement. La sécurité à cent pour cent n’existe pas et n’existera jamais, c’est la raison pour laquelle les entreprises sécuritaires du web sont devenus indispensables à notre existence.

Les technologies intentionnelles les plus profondes sont celles qui parviennent à disparaître. Elle se nichent dans les plis du quotidien, jusqu’à s’y fondre entièrement. La sécurité à cent pour cent n’existe pas et n’existera jamais, c’est la raison pour laquelle les entreprises sécuritaires du web sont devenus indispensables à notre existence.

Il faut préciser que dix années avant le Grand Ouragan, un bug informatique sans précédent avait paralysé pendant de longs mois tous les systèmes de communication domestiques. Les objets connectés étaient alors devenus incontournables et s’étaient démultipliés de manière exponentielles au milieu des années vingt. Les données constituaient le nerf de la guerre des entreprises du web, qui, aux côtés des entreprises de sécurité informatique, surfant sur la prévention et l’arrêt des grands piratages, faisaient désormais partie des quarante grandes multinationales contemporaines. Les réseaux télématiques, les appareils médicaux intelligents, les machines et les véhicules autonomes, les robots dotés des premières intelligences artificielles et les drones commerciaux apparaissaient comme les appareils les plus à risques, présentant des dangers pour la santé physique, la vie privée des utilisateurs mais impliquant surtout des problèmes financiers conséquents. Leur intensification, dédoublée par l’ultra sécurisation, aboutit tout simplement à une saturation chronique des connections. Elles provoquèrent notamment l’apparition des phénomènes collatéraux comme les cyber tempêtes ou les disjonctions numériques, qui brouillèrent les communications et détériorèrent de nombreux serveurs relais.

À l’orée du vingt-deuxième siècle

L’humanité venait de comprendre que l’économie de partage était devenue l’économie de l’indifférence. L’application des principes du marché à toutes les facettes de l’existence avait supprimé la sphère publique en faveur du domaine privé. Les compagnies transnationales, pourtant héritières du stade ultime du capitalisme, comprirent alors qu’il devenait impérieux, de manière orientée et à leurs avantages, de codifier le système. Toute forme étatique connue avait disparue, laissant place au grandes entreprises financières, inverties, pour devenir aujourd’hui des milices mixtes : défensives et scientifiques. Elles ressemblaient aux agences du renseignement de naguère.

Krysald était consciente d’en être l’une des représentantes, mais elle reconnaissait qu’après les trente dernières années de crise, il s’agissait d’un sacerdoce nécessaire, car il n’y avait pour l’heure encore aucune alternative idéologique. Contrairement à sa jeune soeur, elle n’avait pas fait le choix de rejoindre les Rémittents, ces groupes de résistants qui avaient élu domicile dans les territoires périphériques de secondes zone, prophétisés par Hakim Bey à la fin du vingtième siècle ; acceptant la relégation dans des territoires non connectés, afin de mener une vie volontairement récessive, positivement réactionnaire, exultant l’Arcadie ressuscitée. Krysald était en quelque sorte devenue une résistante active de l’intérieur. Elle était certes officiellement au service du grand capital inverti, mais elle s’était mise en quelque sorte en disponibilité du futur. Elle se qualifiait elle-même d’agent secret achronique, militant pour un avenir à construire sur la base de la réanimation du passé.

Les trois dernières décennies pouvaient être qualifiées de décevantes : Les promesses de travail et de revenus stables avaient laissées place à un maelström d’inégalités. Les plus fortunés avaient fait sécession avec le reste de la société pendant que les plus pauvres, mais surtout la majorité silencieuse, autrefois appelée classe moyenne, plongeaient à travers le filet de sécurité, devenu aussi fragile et troué que de la dentelle. Une armée de réserve entrepreneuriale faisait tourner ce qui restait de l’économie de service, en réussissant tout juste à joindre les deux bouts malgré les journées de dix-huit heures. Les défavorisés vendaient leur sang, leurs organes, leurs ADN, leurs avatars, n’importe quoi pour s’en sortir. Tout cela aboutissait à une sinistre conclusion : les forces qui auraient pu atténuer la compétition du marché et les ravages du changement climatique accéléré, disparurent. Finie la pression contraignante de la moralité laissant désormais place au chacun pour soi, entre avarice et naïveté.

La technologie avait été le moteur exclusif de cette métamorphose. L’informatique avait libéré les individus des lieux de travail fixes. Chacun était devenu son propre poste de travail. L’essor de la réalité virtuelle avait ensuite favorisél’avènement des avatars. Les plus entreprenants pouvaient participer à une dizaine de missions simultanément sans bouger de leur canapé. Tout devenait précaire, de court terme, l’obsolescence était le revers programmé de toute invention technologique. Le pouvoir financier pariait sur sa propre destruction. La prolifération des paradis fiscaux, rendit impossible aux gouvernements qui restaient en place, la faculté de lever suffisamment d’impôts pour continuer à alimenter les services sociaux essentiels. Les masses finirent par retirer leur soutien à l’État. L’effondrement du marché en 2093 avait effacé l’épargne, annihilant la classe moyenne et, comme une comète balayant la planète, démembré les États qui subsistaient.

Finalement avec le recul, les cinq ressorts qui avaient permis d’accroître la domination historique de l’Occident – la science, la médecine, le droit à la propriété, la compétition et le consumérisme, avaient, à l’instar du marché, fini par s’autodétruire.

La mission

Krysald avait lié son sort à celui de la résistance. Elle était devenue un unlimited.stealth2, un agent furtif spécial, actif, mais étanche. Elle venait de recevoir son nouvel ordre de mission scientifique, officiel, qui l’affectait, au service de la société privée de production des eaux potables de la mégalopole britannique de Guyenne, l’ancienne ville de Bordeaux. Cette dernière avait dû faire face à l’anémie de certains éléments naturels, qui jusque-là composaient les alliages servant à étancher les bassins de décantation des eaux en vue de leur potabilité, et désirait renouer avec des savoir-faire de coupage ancestraux.

La ville de Bordeaux avait été achetée en 2095, après l’éradication de toute forme de représentations étatiques, qu’elles soient régionales ou municipales, par un consortium Britannique, réunissant cinq entreprises gravitant autour des assurances sur les risques de pénurie des ressources. Les villes étaient elles-mêmes devenues de grandes entreprises hanséatiques.

Depuis les années cinquante, les grands crus avaient disparu en Bordelais, ainsi qu’en Bourgogne. L’augmentation rapide des températures, dérogeant à tous les indices prévisionnels, avait accéléré l’arrêt des exploitations viticoles, au profit de l’avènement de nouveaux terroirs, notamment en Europe du Nord, avec le Danemark, la Suède ou encore la Grande-Bretagne. L’augmentation du réchauffement climatique associée à un déficit en eau, avait engendré une modification de la structure climatique des zones cultivées en vignes. Des méthodes de viticulture étaient à l’étude pour tenter des les assortir, à court terme, à des modes d’adaptation des techniques culturales : entretien du sol, date et type de taille, interventions sur le feuillage etc. … Mais surtout grâce aux instituts de recherche mobilisés par les britanniques, d’envisager à moyen terme une évolution de l’encépagement, ainsi que l’utilisation de l’irrigation qualitative de précision en zone critique jusque-là interdite par l’ancienne région Aquitaine.

La capitale mondiale du vin était en passe de devenir leader en matière de production d’eau potable. Comme si, finalement, elle avait réussi le pari de sa propre transfusion, permutant ses savoir-faire dans la maîtrise du traitement aqueux.

Les abords du fleuve étaient devenus une terre creuse constellée de véritables exploitations d’irrigation et de décantation des eaux, et ce, sur plusieurs niveaux superposés dans les profondeurs souterraines. Les centrales de production s’étendaient désormais en cascade en amont vers l’Entre-deux-mers, remplaçant les carrières d’extraction de pierre de taille. Les cavités creusées dans le sous-sol devenaient des réceptacles pour la décantation naturelle. À ce jour, près de 1400 carrières souterraines en exploitation sur un linéaire en surface de 110 km, représentaient 4500 km de galeries ininterrompues.

L’exploitation allait désormais se poursuivre sur les rives argileuses du Sud de l’estuaire. Cet élargissement représentait une prouesse technique pourtant inspirée d’une technique médiévale d’exploitation du sol par hagues et bourrages. La consolidation des cavités s’opérait en comblant les vides de carrière avec du remblai tassé, appelé bourrage. La difficulté consistait ici à fossiliser l’argile meuble et liquide sur place, grâce à des coffrages et des raidisseurs catalytiques, pour servir de pilier de soutènement (hagues) aux galeries. Pour renforcer les hagues et consolider le ciel de carrière, ces exploitations dissimulent un aspect humain beaucoup plus sombre, puisqu’une main d’oeuvre foisonnante, se retrouve réduites en carriers, empilant, à bras d’homme, des blocs d’argile durcis, pour former les piliers de soutien.

La ville s’était développée selon les deux dimensions opposées de la verticalité, « ground and high scapes 3» : le sous-sol en charge de la production, et l’érection de la ville sur la ville pour libérer le sol à la première. Après avoir connu une période faste de ré-enchantement touristique et de frénésie immobilière au début du vingt-et-unième siècle, elle s’était ensuite progressivement assoupie, stabilisant sa population à un millions d’habitants. Même si elle n’avait pas trop subi d’altérations lors du Grand Ouragan, grâce à son système de prévention des inondations RAMSÈS II, l’arrêt brutal de l’exploitation vinicole et surtout la crise de l’aérospatiale au profit d’autres moyens de transports, l’avait contrainte à la récession économique. Même si elle conservait encore aujourd’hui l’homogénéité de son secteur historique, progressivement recouvert sous un second calque urbain, le développement du tourisme sans séjour, par la réalité virtuelle, avait oblitéré la manne financière du tourisme, poussant les responsables administratifs à trouver des alternatives économiques.

La raréfaction des sources d’eau potable associé à l’exil de scientifiques venu des pays du Proche-Orient, avait permis à la ville d’amorcer un nouveau souffle économique. Mais c’était sans compter sur les circonstances historiques. La grande crise financière de 2093 avait conduit les Autorités de la ville à la faillite. Il fallait envisager de vendre son patrimoine à des investisseurs étrangers en capacité de poursuivre l’effort de transition de production énergétique.

Le voyage à Bordeaux

Le voyage à Bordeaux de Krysald Brodsky lui permettait de renouer avec son aïeule Rosalind, et plus précisément son alter ego effectif, Suzanne Treister, artiste visionnaire, dont les projets traitaient de notions d’identité, d’histoire, de pouvoir, de savoir ; préfigurant ainsi les problématiques politiques à l’oeuvre en ce début de siècle. Les créations de Suzanne Treister impliquaient des réinterprétations fantastiques, suggérant l’existence de forces invisibles à l’oeuvre dans le monde, liées à l’innovation, à la technologie, au militaire ou au paranormal. Elle manifestait un intérêt avisé pour les signes protocolaires du pouvoir, les stratégies crypto-militaires et les nouvelles technologies, qu’elle associait à certains motifs ésotériques et mystiques (Kabbale, alchimie, Rosecroix, Gematria, …). Elle avait considérablement influencé les recherches parapsychologiques de son arrière grand-mère Rosalind

L’artiste avait réalisé à la fin des années dix, associée à un architecte bordelais, une commande artistique sous les traits d’un triptyque sculptural. Krysald avait mené des recherches précises sur l’origine symbolique de l’oeuvre ; comme l’atteste un extrait de son journal :

(…) Pour comprendre ce que représente cette énergie libre recherchée par les sociétés secrètes, il suffit de consulter l’Arbre Séphirotique de la Kabbale, qui constitue une représentation symbolique de l’homme et de l’univers. Sur le pilier central de cet Arbre de Vie, on trouve à la fois la pierre philosophale, l’élixir de la vie immortelle, la panacée universelle, le miroir magique et le caducée d’Hermès, qui désignent les cinq attributs du Mage (le Bateleur du Tarot), que l’on peut symboliser par les cinq branches du Pentagramme. Ce sont justement les cinq composantes de cette énergie. Ensemble, elles forment le fameux Rayon Vert imaginé par Bulwer-Lytton dans son roman ‘The Coming Race’ et recherché par l’inventeur Nikola Tesla.

Le schéma conceptuel du projet réalisé par Suzanne, conjugue et applique le modèle de l’arbre séphirotique à sa démarche. Il place au coeur du diagramme l’icône du vaisseau spatial, véhicule du voyage vers l’avenir. À gauche, le Puits matérialise par sa connexion directe avec le fleuve, l’éventuelle résurgence des eaux par son cratère en cas d’inondation. À droite, l’Observatoire évoque la connaissance nécessaire de l’avenir, par la littérature qui l’anticipe. En haut de l’arbre se situent les pôles qui ont influencé et motivé le dispositif : l’histoire du fleuve, la technologie nécessaire à sa domestication et l’occupation militaire ; en bas les finalités : le futur technologique et urbain de la ville. Le passé, le présent et le futur s’y mêlent.

Le vaisseau spatial devenait ainsi l’élément central d’une généalogie retraçant l’avènement possible et souhaitable d’une énergie libératrice. L’univers référentiel choisi par l’artiste, lui permettait d’organiser un syncrétisme, associant les différentes aspirations pouvant mener à futur alternatif : le mythe de la terre creuse, l’existence d’une énergie intérieure salvatrice, l’avènement de la science-fiction et les périls technologiques ...

Avec le recul, nous pouvons aujourd’hui vérifier que la proposition artistique de Treister était loin d’être fantaisiste. Même si aujourd’hui l’électro-numérique, l’osmotique, le thorium ou l’éolien ont remplacés les énergies des premières révolutions industrielles, cette dépendance énergétique, que nous reproduisons indéfiniment, puise toujours systématiquement sur notre environnement. Nous sommes encore aujourd’hui, en ce début de vingt-deuxième siècle, conditionnés par l’idée d’une énergie uniquement disponible extérieurement. C’est la raison pour laquelle, nous persistons à nous déchirer en son nom.

L’idée même de la mécanique est désuète. Il nous faut absolument sortir de cette allégeance énergétique et faire en sorte que le futur de nos civilisations issues du second matérialisme numérique ne soient plus tributaires de la technologie. Nous aussi, nous sommes de l’énergie : nos pensées, nos sentiments sont de l’énergie et notre corps physique en est un condensé. (...)

Un siècle à fragmentation, ou la revanche du périphérique

Le vingt-et-unième siècle achevait un autre triptyque : trois siècles de révolutions industrielles sous l’égide des lois du marché. Il n’avait pas été, comme pressenti, le siècle des convergences numériques, mais celui de la fin des États, de la fragmentation et du décentrage.

L’essentiel de l’histoire politique, économique, technique, culturelle et militaire des siècles passés, s’expliquait par les stratégies employées par les puissances pour devenir le centre, pour le rester ou pour échapper à la périphérie. Chaque coeur, ruiné par ses dépenses, laissait la place à un rival. Non pas un de ceux qui l’attaquaient, mais une puissance alternative, qui s’était occupée durant l’affrontement, de faire naître une autre culture, une autre dynamique de croissance, autour d’une autre classe créative, d’une nouvelle liberté, d’une source de surplus, d’une technologie d’énergie ou d’information alternative.

L’empire américain en perte de vitesse au premier quart du siècle, s’était longtemps lancé dans des conquêtes militaires, des missions pour faire régner l’ordre dans des parties incertaines du monde et y avait ruiné son économie. Replié sur lui-même, aucun pays ne le remplaça à la direction du monde. Une dizaine de nations tentèrent d’organiser et de maintenir un semblant d’ordre mondial, tant sur le plan militaire, économique, écologique, social, que financier. Elles se révélèrent incapables de mettre en place un état de droit planétaire durable et de contenir les inégalités, les désordres écologiques et la criminalité. Elles furent progressivement débordées par la toute-puissance des grandes entreprises et des autres entités non étatiques, légales ou illégales. Ces entreprises établirent dans la seconde moitié du siècle, leurs propres règles de droit et assurèrent l’ordre privé par des outils de surveillance, puis d’auto-surveillance et d’auto-sanction. Biotechnologies, nanotechnologies, neurosciences avaient pris le relais de l’économie numérique. Les entreprises d’assurance, de gestion des données et de la distraction en assumèrent la direction. Le court terme, la déloyauté, la précarité imposèrent leur tyrannie dans toutes les dimensions de la vie et de l’idéologie. L’Homme était devenu un accomplisseur.

En 2018, juste avant la grande fragmentation, le volume du commerce mondial était à un niveau absolu. Les individus de tous les continents étaient profilés sur Facebook. À l’autre extrémité du spectre économique, les migrants et les réfugiés étaient toujours plus nombreux sur les routes. Les frontières, comme les pays, autrefois divisés en une mosaïque relativement stable d’États-nations, s’estompaient. Les techno-utopistes prophétisaient un monde uni par Twitter et Instagram, une république supranationale des médias sociaux. Les experts avaient déjà proclamé l’avènement d’un monde plat, sans frontières. Le monde était devenu liquide.En 2018, juste avant la grande fragmentation, le volume du commerce mondial était à un niveau absolu. Les individus de tous les continents étaient profilés sur Facebook. À l’autre extrémité du spectre économique, les migrants et les réfugiés étaient toujours plus nombreux sur les routes. Les frontières, comme les pays, autrefois divisés en une mosaïque relativement stable d’États-nations, s’estompaient. Les techno-utopistes prophétisaient un monde uni par Twitter et Instagram, une république supranationale des médias sociaux. Les experts avaient déjà proclamé l’avènement d’un monde plat, sans frontières. Le monde était devenu liquide.

Cependant insidieusement, au cours de ces années, les gens étaient si occupés à franchir des frontières, réelles et conceptuelles, sans s’en apercevoir, qu’ils prêtèrent à peine attention au retour du nationalisme qui sommeillait. Les meilleures histoires de l’avenir n’ont jamais pour sujet les extraterrestres. Elles parlent au contraire des terreurs quotidiennes. Le monde se fragmentait.

D’aucuns s’accordaient à penser que les nouvelles technologies de la communication et du voyage allaient dissoudre les passions du particularisme. La globalisation à outrance et la recherche de l’avantage compétitif requalifièrent à leurs corps défendant le nationalisme en produit stratégique. Les voyages et les multiples connexions interplanétaires accrurent paradoxalement l’incompréhension entre les peuples. Un brouillage épais d’amnésie fit oublier le spectre des conflits et des génocides. La fragmentation des pôles du terrorisme en micro-cellules urbaines, la montée des orthodoxies et des croisades religieuses, allumèrent un peu partout sur la planète une terreur sourde, latente, jusqu’à ce que le Grand Ouragan redistribue les cartes, par le truchement des grandes transnationales. Le Monde était désormais atomisé, plus que jamais divisé. Cette fragmentation s’est produite comme la fonte des pôles, sous la pression plus instantanée qu’estimée, du réchauffement climatique, parsemant les Océans d’Icebergs fondant jusqu’aux tropiques. La hausse des températures géopolitiques évapora les accords intercontinentaux.

Le voyage périlleux aux Bassins

Krysald souhaitait mettre à profit le revers officieux de sa mission. Elle se remémora la description du vaisseau établi par Rosalind, quelques années avant de disparaître. La volumétrie et les proportions de la sculpture avait été réalisées selon des calculs gématriques4 très précis par l’artiste. Sa fabrication, à l’ère de l’impression en trois dimensions, représentait a contrario un modèle rassurant et dystopique du génie de l’inventivité humaine, par sa simplicité et son astuce technique. Les ingénieurs de l’époque avaient tout simplement traduit la nécessaire complexité du cintrage en trois dimensions des courbures en aluminium, par la réalisation d’une accumulation de fragments en deux dimensions. Cette inventivité originelle correspondait, selon elle, à l’esprit de conquête des grandes découvertes, mais aussi à l’idée qu’elle se faisait de l’art et de sa charge symbolique. Cet objet purement désinté ressé, car créé sans velléité de mobilité, était fascinant de sincérité. Il correspondait étonnamment au paradoxe auquel se retrouvait confrontée la jeunesse contemporaine. Un véhicule sans motorisation pour un ailleurs de proximité.

Après avoir été mise en contact avec un noyau dur de résistants locaux, Krysald rencontra son facilitateur. Vikram lui raconta que le projet, qui avait d’abord soulevé une certaine opposition, était devenu un haut lieu touristique de la ville, puis, un symbole des attentes déçues de la jeunesse, qui avait pris pour coutume de se rassembler autour des bassins en signe de désaccord. La sincérité désinvolte et la signification de l’oeuvre illustraient selon eux, le désenchantement historique et la possibilité d’inventer une autre société. Après le Grand Ouragan, la sculpture devint même l’objet d’un culte messianique. Cette création sans finalité, si ce n’est la plus impérieuse, l’art, devenait un lieu de rite et de passage. Le vaisseau annonçait la possibilité du voyage temporel par la conscience et l’esprit, un gué dans le temps. Certains initiateurs pensaient que la construction était le fruit d’une codification complexe permettant de réaliser un alliage inédit, entrant dans la composition de la convection temporelle.

Les bassins à flots étaient exploités depuis 2095 par la compagnie des eaux potables de Guyenne. La sculpture avait été démantelée. Symbole de résistance elle avait été acheminée pièce par pièce et remontée dans l’une des alvéoles de la toiture de la base sous-marine, qui était devenue selon les autorités, une zone de non droit, où squattaient les alternatifs antisystème et certainement quelques foyers de résistants.

Vikram lui confia que l’un de ses compagnons de lutte avait répertorié dans un carnet, au cas ou, tous les numéros, gravés à la soudure ou au burin au revers des pièces constituants la sculpture. Le périmètre de la zone des bassins étant ultra-sécurisée, la résistance avait opté pour un transit par la réalité virtuelle. Son matériel de scannage et de balayage nanométriques serait acheminé sur place par les compagnons de lutte de Vikram. Krysald pourrait ainsi guider leur usage, très technique et méticuleux. Elle espérait ainsi pouvoir récolter des informations importantes sur l’époque et peut-être au plus profond d’elle-même, découvrir un encodage secret, car rien finalement n’interdisait de croire au mythe des arcanes de l’oeuvre.

Elle accéda enfin au dédale de fragments de béton armé recouverts d’une mousse verte fluorescente, que constitue désormais la toiture de la base. Elle aperçut la carlingue ternie du vaisseau qui luisait au soleil. Inclinée, une portion de sa structure se maintenait en porte-à-faux au-dessus des eaux, prenant appui sur l’une des consoles bétonnées. Elle avait fière allure malgré les circonstances. Sa simplicité constructive faisait oeuvre de dénuement.

Au moment où le balayage numérique du dispositif numérique entamait son scannage, elle se figea. Elle tenta tous les mouvements pour débloquer son avatar. Elle essaya de redémarrer, mais rien ne fonctionnait. Elle ne pouvait se mouvoir désormais dans aucune dimension, ni retirer le casque de sa tête. Elle débloqua la fonction qui permettait de surveiller ses arrières. Les services secrets scientifiques venaient de prendre le contrôle de son équipement et de son système de navigation. Pire encore, ils venaient de hacker son système nerveux.

Elle se réveilla quelques temps après, seule, maintenue sur un lit de laboratoire, de nombreuses portions de son corps connectées sans fil à des moniteurs et raccordées par des cathéters. Elle se souvint alors avoir subi un long interrogatoire. Puis la dernière inscription, lue sur le revêtement du vaisseau et laissé en guise de fond d’écran sur le casque de réalité virtuelle, la pièce n° KB_1E5, lui revint à l’esprit. Elle pensa à la transcription visuelle de sa visite et comprit alors la gravité de sa situation. Le codage de l’enveloppe d’aluminium tenait certainement toutes ses promesses. Il lui fallait à tout prix éviter le protocole d’interrogation non létale. Elle poussa le lit contre la porte. Après avoir avalé le liquide sirupeux déversé sous sa langue par un implant organique encore indécelable, elle s’allongea.

Alors que le monde faisait l’expérience de la scission par fragmentation, elle était prête pour un autre voyage.

NB
1. IMATI : The Institute of Militronics and Advanced Time Interventionality (invention artistique de Suzanne Treister, projets : Time Travelling with Rosalind Brodsky - Hexen 2039(1995 -2006)
2. Stealth Unlimited : littéralement furtif illimité
3. ground and high scapes : extensions urbaines verticales et souterraines.
4. gématrique : La gematria est une forme d’exégèse propre à la Bible hébraïque dans laquelle on additionne la valeur numérique des lettres et des phrases afin de les interpréter

Quelques passages de cette fiction s’inspirent des textes suivants :
Jacques Attali, Une brève histoire de l’avenir, essais, Ed. Fayard, Paris, 2015
John Feffer, Zones de divergence, Ed. Inculte, Paris, 2017, traduction de Maxime Berrée

 

Merci beaucoup à Milena, Marine, Myrtille et à toute l’équipe du CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux.

Works from SURVIVOR (F)

ASICENE
Post-Singularity Epoch of Artificial Super Intelligence Inhabitation of Earth

Archival giclée print on Hahnemuhle paper
205 x 100 cm

Works from HEXEN 2.0/Tarot
Foreground: The Spaceships of Bordeaux, tablecloth

Centre-R: Suzanne Treister books and catalogues

Back: Video documentary of The Spaceships of Bordeaux by Kloudbox


Sound installation in lift to CAPC Library

Songs of Survivor (F)

Track 01

Composition: Sean Ashmore
Vocals: Michael Boe
Lyrics: Suzanne Treister

Duration: 10:18 mins

 

Lyrics:

Remainders of the space of teleported dreams
The mystical object of interstellar communication
Machine telepathy returning to Earth
On a purple mountain of data mist

Five million years from the memory
Of violet blue extinct algorithms
Lost in the shadows of a parallel red universe
Five million simultaneous directions in time
In motion between quantum turquoise moon-dust
The ultimate survival algorithm

An extraterrestrial library
Of human learning
A lost azure apocalypse
Where intergalactic death flowers bloom
On a data free field of forever expanding
Data Lust
The machine makes the world again
Pagan robotics
A new star-dust

 

Biographie
Éric Troussicot
Né à la Roche-sur-Yon en 1971, Eric Troussicot est architecte diplômé de l’École d’Architecture et de Paysage de Bordeaux et commissaire d’exposition. En 2014, il fonde aux côtés de Vincent Geoffroy l’atelier d’architecture B O L D. Il a réalisé le commissariat et la scénographie de plusieurs expositions : GARDEN, première édition de Parckdesign, Bruxelles, 2012 ; Sharing Transformation, Universalmuseum Joanneum, Graz, 2013. Ici à Bordeaux, il a entre autres, réalisé les expositions : Yona Friedman, Tu ferais ta ville, coproduction arc en rêve + CAPC, 2008 ; INSIDERS, Pratiques, Usages, Savoir-faire, coproduction arc en rêve + CAPC, 2009 ; et conçu la scénographie de l’exposition L’œuvre et ses archives, Rutault, Buren, Merz, CAPC, 2012. En 2011, il était l’un des quatre commissaires associés à Michelangelo Pistoletto pour la manifestation EVENTO 2011, L’art pour une ré-évolution urbaine. Il coréalise et produit les trois œuvres de Suzanne Treister, L’observatoire/Bibliothèque de science-fiction ; Le vaisseau spatial et Le puits/Bibliothèque Jacques Ellul, dans le cadre du projet de commande artistique Garonne initié par Bordeaux Métropole. http://bold.li


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